Du Sang dans la Steppe

 


Le Seigneur de Cherghan
La petite caravane d'Orol le marchand avance sur la route mal entretenue qui serpente difficilement à travers la steppe froide : deux chariots, tirés chacun par un bœuf, quelques ânes chargés de caisses, une poignée de gardes et lui, Orol.
Être marchand dans les étendues du nord de la Grande Plaine d'Ehrin n'est pas un métier de tout repos mais il est très lucratif.
Le principal problème vient des lubies des seigneurs guerriers Aerhians. Pour Orol comme pour la majeure partie des gens, les Aerhians ne sont que des brutes assoiffées de carnage et de gloire au combat.
Lui n'est pas Aerhian, il est un Tenerran, originaire du centre de la Plaine. Son peuple et celui des Aerhians se sont combattus à maintes reprises dans des guerres vicieuses, ils ont occasionnellement été alliés lorsque les Aerhians acceptaient de se battre pour de l'or aux côtés des Tenerrans. Mais un fort sentiment de méfiance existe entre les deux peuples, héritage de siècles de combats.
Pourtant, Orol a choisi le commerce avec les Aerhians. C'est risqué car une fois entré sur les terres Aerhians, rien ne peut le protéger des brutaux guerriers du nord.
Il a choisit avec soin ses gardes, au nombre de six. La moitié sont des Tenerrans dont il s'est coûteusement assuré la loyauté tandis que les autres sont des Aerhians, tout aussi attirés par son or mais qui lui permettent de mieux négocier les menaces de rapines, les taxes et péages inconstants de leur peuple.
Le rêve d'Orol est de faire prospérer son commerce ici, dans le nord de la Plaine où peu de marchands viennent. Les Aerhians, fainéants et sans instruction, sont toujours preneurs pour les marchandises qu'il leur ramène. Le seul vrai problème est qu'il lui faut convaincre les Aerhians de le payer pour cela plutôt que de lui enfoncer un coin de hache dans le crâne.
Lorsqu'il aura amassé suffisamment d'or, il s'établira à Tener, la capitale de son royaume et il ne traverserait plus la steppe et enverrait d'autres le faire à sa place.
Sa caravane se dirige aujourd'hui vers la ville Aerhian de Cherghan. Du moins, c'est une ville selon les critères Aerhians. Lui appellerait plutôt cela "un tas de boue avec des tentes plantées ça et là".
Seulement, Cherghan est l'un des deux pôles des terres Aerhians, le domaine du seigneur Ardhlas, l'une des pires crapules des steppes du nord.
Ce seigneur parmi les Aerhians ne rivalisait d'avidité et de violence qu'avec Aelan, l'autre grand seigneur des steppes. A eux deux, ils forment le fléau principal de tout le nord de la Grande Plaine, pillant, brûlant, écorchant en permanence.
Orol approchait de Cherghan, il le voyait aux vapeurs grises qui se dégageaient au dessus de la ville, au loin. Le nord de la Grande Plaine est relativement pauvre en bois et les Aerhians de cette région brûlaient à peu près tout ce qui leur tombait sous la main comme de la graisse animale ou des peaux inutiles pour les tanneurs pour se réchauffer.
Leurs cités, leurs vêtements, leurs bêtes, eux mêmes, empestaient. Ils étaient de même souvent couverts d'une pellicule de particules diverses à moitié consumées et plutôt répugnantes pour un Tenerran.
Au détour d'un de ces lacets curieux de la route qui aurait pourtant pu être droite, un homme se tenait assis contre l'un de ces arbustes rabougris qui perçaient péniblement ce sol gelé les deux tiers de l'année.
C'était un Aerhian, Orol aurait presque pu le dire à l'odeur rance qu'il dégageait sauf que trois de ses propres gardes empestaient eux aussi.
Relativement petit, avec des épaules larges, un air de malandrin, Orol se méfia de lui de suite. Il aboya quelques ordres brefs selon un code préétabli et ses gardes sortirent leurs épées et haches, guettant les bas côtés de la route, encombrés de buissons épineux.
Il était fort peu probable qu'un parti de brigands pouvant les vaincre soit capable de se dissimuler dans ces ronces mais les Aerhians étaient quelques fois pris de folie guerrière suicidaire. Celui qui était assis devant eux pouvait très bien être un moyen de distraire les caravaniers.
Orol, flanqué d'un garde Tenerran, s'approcha mais resta à distance respectable de l'homme. Il avait tout du brigand, ou du guerrier typique, or l'un n'excluait pas l'autre chez les Aerhians. Il avait aux côtés une longue épée courbe que les Aerhians troquaient souvent avec les sinistres Hobgoblins au nord de leur steppe. Un manteau de peaux cousues tentait de le tenir au chaud mais ne parvenait pas à dissimuler le justaucorps de cuir bouilli qu'il portait. Une besace de voyage était posée contre l'arbre.
Ce détail titilla tout de même l'intelligence d'Orol. Les brigands opéraient rarement loin de leurs repaires et cet Aerhian avait tout du voyageur. Bien qu'il aurait été particulièrement vicieux et exceptionnel pour des Aerhians de tenter de se faire passer pour des voyageurs afin d'endormir les soupçons des caravaniers, Orol n'était tout de même pas dupe. Des années de voyage dans la steppe lui avait enseigné que tous les Aerhians étaient fous à un degré ou un autre.
L'homme se leva sans porter la main à son cimeterre. Bon signe mais pas encore significatif.
"- Salut caravanier, que les esprits glacés des steppes te protègent et mortifient tes ennemis.
L'homme leva la paume de la main droite en disant ces mots.
Orol connaissait ce salut, c'était celui des Aerhians de l'ouest, ceux soumis à l'autorité d'Ardhlas. Il ne répondit pas au salut. Dans la steppe, tout homme rencontré était un ennemi potentiel et aucune entraide n'existait entre les Aerhians. Saluer revenait à admettre que son interlocuteur était un ami. Orol ne voulait pas que l'homme se sente à l'aise.
Ce dernier poursuivit.
- Je suis l'un des gardes survivants d'une autre caravane qui fut menée par Dengor, un de tes compatriotes. Nous avons été attaqués et j'ai fui. Maintenant, je suis à la recherche d'un bon travail et de nourriture.
- Et ? En quoi cela doit il me concerner, répliqua Orol
- Tu sais bien que dans la steppe, personne ne m'aidera. Tu sais aussi que pour entrer dans Cherghan, on doit payer une taxe et je n'ai plus rien à offrir.
- Donne leur ton arme et va mendier en ville, lâcha un des gardes Tenerrans, perspective qui semblait l'amuser.
Orol prit la parole.
- Tu me dis que la caravane de Dengor a été attaquée ? Mais qu'est ce qui lui est arrivé ?
- Je ne sais pas, caravanier. Dengor était un véritable rapace lorsqu'il s'agissait de payer les gages. Et comme la situation se présentait mal, j'ai préféré sauver ma peau plutôt que me battre pour les miettes que me donnait Dengor.
Orol connaissait Dengor et, effectivement, son compère marchand était avare au possible, se contentant d'un minimum de gardes mal payés. L'histoire de l'homme était crédible. Et qu'il ait fui ne le dérangeait pas réellement. C'était ainsi avec les Aerhians. Aucune paye ne les faisaient se battre si il leur semblait qu'ils risquaient la mort.
- Bon, je crois à ton histoire mais je ne vois toujours pas pourquoi je devrais t'employer. Comme tu vois, j'ai suffisamment de gardes et eux resteront se battre s'il le faut.
Le ton du marchand se faisait subtilement menaçant. Le guerrier Aerhian avait eu beau être un garde caravanier, il était peut être maintenant un brigand et il espérait bien faire douter tout brigand potentiel de ses chances de succès s'il attaquait.
- Et bien... Je connais parfaitement la Plaine de l'ouest et je pourrai te guider.
- Je ne compte pas y aller et je pense en savoir plus que toi sur les routes dans ce coin là.
L'homme se renfrogna et chercha ce qu'il pourrait offrir au marchand comme service. Après une minute durant laquelle Orol commençait à s'impatienter, il dit.
- Je suis de la tribu Amalaen. A Cherghan, il y a nos marchands cette saison. Je peux intervenir auprès d'eux pour t'obtenir de bons échanges ?
- Tu es garde ou négociant ?
L'escorte d'Orol se mit à rire. Orol lui même sourit même s'il n'appréciait pas de relâcher ainsi son attention.
L'homme ne semblait plus savoir quoi dire ou proposer. Le marchand Tenerran l'observa avec attention. L'homme portait effectivement un médaillon de cuivre gravé, à peine visible à cause de son manteau. Bien qu'il ne puisse pas distinguer la gravure, les Amalaens étaient réputés pour porter ce genre de bijou. Ils étaient l'une des rares tribus à arrêter de piller à l'occasion et exploitaient à grand peine le cuivre sur leurs terres. Après réflexion, Orol décida que l'homme ne représentait pas un danger. Il n'en avait pas besoin comme garde mais pourrait effectivement sen servir comme intermédiaire pour obtenir du cuivre auprès des Amalaens bien que ses frères tribaux n'auraient probablement absolument rien à faire d'un arrangement entre eux. Mais il était toujours bon d'être présenté à un marchand tribal Aerhian.
- Bien, voilà ce que je te propose. Tu viens avec nous jusqu'à Cherghan, je paye ton entrée. Alors, tu m'amènes voir ta tribu et tu me présentes à eux. Et ceci fait, tu déguerpis, je n'aurai plus besoin de toi.
L'homme semblait contrarié d'être ainsi rejeté mais l'offre lui parut finalement acceptable et il acquiesça.
- Quel est ton nom, au fait ?
- Feydran.
- Bien, Feydran des Amalaens, tu vas ouvrir la route jusqu'à Cherghan. Marche devant nous."
La caravane arriva à Cherghan avant la nuit bien que les roues d'un des chariots se soient coincées dans une ornière gelée de la route.
A l'entrée de la ville, Orol dut s'acquitter de la taxe d'entrée imposée par les brutes du seigneur Ardhlas. Mais tout de suite après ce premier péage, un autre groupe de guerriers prétendit lever cette même taxe. Orol savaient qu'ils n'étaient pas au service d'Ardhlas bien qu'ils le furent peut être à une époque.
Ces guerriers rançonnaient tout simplement une seconde fois les caravaniers. Et être Tenerran n'arrangeait rien car les hommes du potentat local ne se préoccuperaient absolument pas de son sort.
Il réussit cependant à troquer de l'alcool avec eux en guise de paiement de cette "taxe". il en avait amené un petit stock uniquement pour ce genre de cas.
Cherghan était vraiment une ville détestable pour un étranger. Les voleurs pullulaient, tout était boueux, l'air empestait l'odeur de cette roche tendre et noire que les Aerhians faisaient brûler en abondance. Orol guida ses attelages au milieu d'un méandre de tentes larges couvrant les étals des marchands Aerhians et finit par parvenir à l'auberge relais qu'il visitait à chaque passage à Cherghan. Elle était tenue par un Aerhian ayant du sang Tenerran par son père. S'il était méprisant envers les étrangers, il ne volait pas ses clients, hormis les tarifs prohibitifs pour le fourrage et la nourriture.
Les gardes Tenerrans d'Orol resteraient à l'auberge pour surveiller chariots et bêtes bien qu'ils allaient s'enivrer avec les gages qu'il leur paya le soir même. Les gardes Aerhians, eux, quittèrent l'auberge dès que possible pour aller s'intoxiquer en fumant ou mâchant de l'herbe de Jazra, que l'on trouvait en abondance à Cherghan. Bien qu'ils promirent de tous revenir pour le retour vers Tener dans trois jours, Orol ne se faisait pas d'illusions. Entre ceux qui oublieraient, ceux qui seraient en trop mauvais état pour revenir avec lui et ceux qui décideraient tout simplement d'aller voir ailleurs, il lui faudrait sans doute recomposer son escorte Aerhian.
Feydran, le garde fuyard, n'avait pas eu d'attitude suspecte lors du bref voyage entre leur rencontre et l'arrivée à Cherghan. En fait, c'est cela qui paraissait suspect à Orol. Il s'était attendu à ce que Feydran lorgne sur l'escorte, sur les chariots, évaluant ses chances de chaparder quelque chose avant de fuir dans la steppe. Mais il n'en avait rien fait.
Le marchand en déduisit que Feydran avait un projet en tête. Tant que ce projet ne l'incluait pas, Orol sen fichait.
La soirée fut troublée par une fête Aerhian dans l'auberge qui dégénéra en règlement de compte au couteau. Orol se tint prudemment à l'écart de cette bagarre d'ivrognes, trop conscient du risque de prendre un mauvais coup avec tous ces excités.
Le lendemain, Orol alla lever Feydran, qui dormait encore recroquevillé dans un coin où l'aubergiste l'avait toléré.
L'Aerhian ne semblait maintenant plus véritablement disposé à aller présenter Orol aux marchands de sa tribu. Le marchand Tenerran s'y était préparé, se doutant qu'une fois arrivé à Cherghan, l'Aerhian tenterait de se défiler. Il avait donc, le soir avant, glissé quelques piécettes à l'aubergiste pour que celui ci se montre conciliant envers Feydran. Ce dernier, fainéant comme tous ceux de son peuple, était donc resté à l'auberge devant la perspective de pouvoir dormir sur place. L'autre solution pour lui aurait été de se chercher un abri en pleine nuit ou de dormir dans l'une des rues boueuses, avec le risque de se faire trancher la gorge.
Feydran rechigna, prétendit que les Amalaens n'étaient finalement pas venus, qu'il n'avait pas vu leurs insignes tribaux parmi ceux du marché traversé en arrivant.
Orol ne se laissa pas berner car lui avait parfaitement repéré cet insigne, une plaque de cuivre avec un puma maladroitement stylisé, au bout d'un mat. Il prit alors Feydran par la peau du cou et le força à le suivre au marché.
Feydran, sans doute l'esprit embrumé par l'alcool et les vapeurs de Jazra qu'il avait consommé le soir précédent en baratinant les autres clients, ne résista guère et accepta sans trop traîner des pieds.
Le marché était en effervescence ce matin là. En effet, les marchands de la tribu Broden venaient d'arriver à Cherghan, apportant avec eux le fruit de leurs rapines de l'année précédente. Leur succès lors de cette campagne était connu dans toute la steppe et il n'était pas surprenant de les voir maintenant arriver avec leur butin.
Pour les Aerhians, c'était l'occasion de troquer nombre de marchandises dont la disponibilité était rare d'habitude. Cela n'arrangeait pas les affaires d'Orol qui était venu avec sa cargaison de tissus Ulghars, du vin de Marinalden et des outils de forge importés à grand prix de Farnalost. Les Brodens allaient inonder le marché avec leurs marchandises et les Aerhians préféreraient toujours acheter à leurs frères plutôt qu'à un étranger. Il envisageait, morose, de pouvoir vendre le vin, les ivrognes seraient toujours preneurs, mais le reste serait bien plus dur à écouler que prévu.
Le côté positif est que la valeur de ce qu'il venait acheter ici, des bijoux en argent et or, des vases de bronze, des miroirs, toutes ces choses dans lesquelles les Aerhians ne voyaient que la valeur du métal les composant, allait baisser car les Brodens allaient en amener beaucoup.
Il ne lui restait plus alors qu'à vendre très vite avant que tous n'affluent chez les Brodens ou alors attendre que l'effervescence retombe, que les marchandises soient vendues et faire son commerce avec ceux qui n'avaient pu acheter.
Lorsqu'il alla trouver les marchands Amalaens, ceux ci ne lui prêtent même pas leur attention, excités par les nouvelles et spéculant sur ce qu'ils allaient troquer. Ils étaient tous regroupés sous la grande tente tribale coiffée de l'insigne des Amalaens.
Ce n'est que lorsqu'Orol poussa Feydran en avant que les marchands Amalaens daignèrent se rendre compte de leur présence.
Pourtant, tout fut loin d'être gagné. Tout d'abord, ils refusèrent de discuter, se disant "occupés par de futures affaires de la plus haute importance" le tout avec une suffisance qui fit bouillir Orol. Ensuite, aucun des marchands ne dit reconnaître Feydran comme un membre de leur tribu. Tout se débloqua lorsque ce dernier, un brin énervé de ne pas être reconnu, se mit à brandir son médaillon tribal, cita la lignée de ses ancêtres et les insulta copieusement. Orol pensait que cela allait mal finir alors que Feydran semblait prêt à embrocher un des marchands lorsque l'un d'entre eux accepta de reconnaître en Feydran un Amalaen et de leur adresser la parole.
Orol ne peut cependant pas conclure d'affaire ce matin là. Les marchands Aerhians étaient trop peu intéressés par ses marchandises. Il réussit cependant à négocier une entrevue pour le lendemain. Il lui semblait qu'il pouvait tenter de troquer une partie de ses étoffes contre des lingots de cuivre. Ces derniers pouvaient être revendus un bon prix à un seigneur guerrier local de ses connaissances chez qui il ferait une halte à son retour vers Tener.
Ceci fait, il congédia Feydran, ce dernier semblait de toutes façons prêt à décamper sans son autorisation.
L'après midi d'Orol fut consacrée à tenter de discuter avec d'éventuels clients au marché au milieu d'un brouhaha causé par l'arrivée des marchandises Brodens. Il lorgna sur certaines d'entre elles et tenta d'acquérir tout un lot de peaux de tigre des glaces, en très bon état. Malheureusement, son interlocuteur n'avait fait que passer le temps en argumentant avec lui puisqu'il l'ignora soudainement dès qu'un acheteur Aerhian se présenta pour le même lot.
Orol, de mauvaise humeur, sortit alors du marché. Il n'eut pas le courage de se mettre dès ce jour là en quête de futurs gardes Aerhians pour l'escorter au retour et finit l'après midi dans une taverne à boire comme un trou.
Le soir venu, il retourna à son auberge pour constater que ses gardes Tenerrans étaient partis rendre visite aux filles d'un lupanar miteux qu'il fréquentait lui même à l'occasion.
Passablement éméché, Orol contemplait avec philosophie le fond de sa pinte vide lorsque revinrent les hommes de sa garde. Avec eux arrivait Syrdan, un marchand Bastrian, venu de la lointaine côte occidentale d'Hannoerth. Ses hommes l'avait rencontré au lupanar et lui avait proposé de finir la nuit avec eux.
Orol leva à peine les yeux lorsque Syrdan s'assit devant lui, visiblement content d'être là.
"- Alors Orol ! Vieil escroc des steppes ! Comment vont tes affaires ?
- Tu devrais faire amuseur public, Syrdan, tu en as déjà les vêtements...
Le Bastrian portait toujours des vêtements très colorés, comme c'était l'usage parmi son peuple. Au cours de leurs multiples rencontres dans les lieux de troc de la steppe, Orol n'avait jamais caché qu'il trouvait l'habillement de son confrère plutôt grotesque.
- Tes hommes m'ont dit que tu me paierais à boire, louant ta générosité. Me serais je trompé ?
- Effectivement, ils t'ont raconté des sornettes. Y a que toi pour les croire. J'espère que tu ne conduis pas tes affaires de la même manière sinon tes clients doivent être des hommes riches.
Orol gloussa avec cette remarque. Syrdan ne sembla pas affecté et commanda de la bière pour lui mais aussi pour Orol.
- Tiens alors, je t'offre ma générosité. Car mes affaires vont très bien et la richesse est plutôt chez moi que chez mes clients !
Syrdan souriait à pleines dents. Orol était agacé par l'exultation de son compère marchand.
Les bières venaient d'être servies et Orol se replongea avec sérieux dans l'expérience consistant à vider la pinte en un minimum de temps. La bière Aerhian avait un goût exécrable pour le palais d'Orol. Mais ici, c'était la seule chose à boire.
- Les Brodens sont en train de nous casser le marché, Orol.
- Tu es observateur... Tu devrais faire du commerce...
- Cesse donc tes sarcasmes. Tu as les mêmes problèmes que moi. Personne ne s'attendait à ce qu'ils remportent si brillamment leur campagne de raids l'année dernière.
- Fallait prendre ses précautions, ne put s'empêcher de lâcher Orol, le regrettant aussitôt.
- Pourquoi ? tu te doutais qu'ils allaient réussir tous leurs raids ?
Orol bougonna en guise de réponse. Le Bastrian le saisit par le bras.
- Dis moi ce que tu sais ! je sais que nous sommes concurrents mais il y a assez de clients pour nous deux. Ne joue pas à cela avec moi. Les Aerhians nous tolèrent ici et peut être qu'un jour ils décideront de nous massacrer. S'il y a un changement d'importance dans la steppe, tu dois me le dire.
- Pourquoi ça ? tu n'as qu'à ouvrir tes oreilles, apprendre le langage des Aerhians, traîner dans les tavernes, embaucher des gardes du coin. C'est pas si secret.
Syrdan, dépité, s'affala sur son siège, méditant sur son futur. Orol, le nez dans sa pinte, ne peut s'empêcher de sourire. Le Bastrian était inquiet. Mais Orol ne peut s'empêcher de continuer à le taquiner.
- Tu sais, Syrdan, si tu avais des habits un peu moins ridicules, peut être que les Aerhians te verraient comme un homme et pas un bouffon.
Syrdan rougit d'indignation. Cette fois, la pique avait porté.
- Soit sérieux un peu ! je me demande comment tu fais pour ne pas te faire trucider avec ce genre de paroles de vipère.
- Question de style..., fit Orol, qui tenta avec peine de se donner une prestance correspondant à son affirmation. Le marchand Bastrian se radoucit, comprenant qu'il fallait agir différemment avec Orol.
- Écoute, donne moi tes informations, je ne serai pas ingrat.
- La seule chose que je veux bien te donner, Syrdan, c'est un coup de pied au cul mais seulement si tu le demandes gentiment.
Syrdan soupira.
- Tu veux quoi ? De l'or ?
- Des épices, répondit Orol avec une lucidité étonnante pour un homme ivre.
- Ben voyons. Tu veux ma chemise avec ?
- Oh non, Syrdan, je n'oserai pas la porter.
- Bien ! D'accord ! tu auras tes épices ! Parle maintenant !
- Hmmmm... Combien ?
- Je ne sais pas moi ! Dix poignées de noix de Calua ?
- Bof, c'est pas beaucoup...
- Écoute bien, Orol ! tu commences à m'énerver et si tu ne parles pas, c'est mon poing dans la figure que tu vas avoir. Si tes informations sont véritablement importantes, je te paierai ce que tu veux puisqu'il faut te soudoyer comme un portier !
- Bon bon... Pourquoi tu cries...
Orol vida le reste de sa pinte après avoir constaté que le fond lui avait échappé. Il fit un signe à l'aubergiste pour commander à nouveau à boire.
- Bien... Syrdan. Comme il est nécessaire qu'on t'explique la vie dans la steppe et que tes oreilles sont bouchées, j'accepte de t'informer pour que tu ne meures pas idiot.
Ardhlas est dans une panade pas possible. Les tribus sous son autorité se sont chamaillées et il a fait le mauvais choix en rendant la justice. Du coup, il a perdu une partie du soutien des tribus. Mais ce n'est pas le plus grave. A l'est d'ici, il y a les tribus sous l'influence d'Aelan. Ce fils de...
Orol s'interrompit soudainement car l'aubergiste amenait sa bière et lui comprenait le Tenerran, la langue dans laquelle les deux marchands discutaient.
- Cet Aelan, donc, s'est mis en tête de recréer le royaume d'Aerhis. Bon, c'est pas le premier et ce ne sera sans doute pas le dernier à y croire. La nouveauté, c'est que ce rat a réussi à rallier les Brodens à sa cause.
- Mais les Brodens sont des fidèles d'Ardhlas !, fit un Syrdan étonné.
- Ouais mais Aelan fait d'une pierre deux coups. Tout d'abord, il a encore des ennemis dans ses propres tribus. Alors il a pactisé avec les Brodens. Il laisse les Brodens faire leurs raids sur ses ennemis personnels sans les inquiéter, sans les poursuivre, ce qui leur assure un succès sans précédent et ensuite, eux, devront le soutenir.
- Si les Brodens soutiennent Aelan, Ardhlas les fera écorcher. De toutes façons, même si Ardhlas ne le fait pas, les autres tribus de l'ouest sen chargeront.
- Exact. Sauf si Ardhlas meure. Car dans ce cas, la donne entre les tribus de l'ouest change, il leur faudra un nouveau chef de guerre, ils se battront entre eux et tout ce qui va avec.
- Comment Aelan va-t-il éliminer Ardhlas ?
- C'est ça le mystère. Mais l'arrivée des Brodens en ville n'y est peut être pas étrangère. Peut être Aelan a-t-il réussi à les convaincre de tuer Ardhlas eux mêmes ?
- Je n'y crois pas. Les Aerhians ne se risquent jamais dans ce genre d'aventure. Leur allégeance va au plus fort pas au futur, possible, plus fort.
- Mouais... Je sais...
- C'est tout ? C'est cela tes informations ?
Orol grommela puis poursuivit.
- Aelan a fait un autre pacte mais cette fois avec les Hobgoblins du nord. J'ai entendu dire par des guerriers de l'est, trop bavards et surtout ivres, qu'un capitaine Hobgoblin venait maintenant régulièrement rendre visite à Aelan. Si ce tordu s'est allié aux Hobgoblins, tout est possible. Ceux-ci taperont sans se poser de questions sur tous les Aerhians qui s'opposeront à Aelan.
- Comme des mercenaires.
- Exact. Sauf qu'à part des Hobgoblins, je ne vois pas qui serait assez idiot pour bosser avec les Aerhians.
Orol fronça les sourcils à sa propre affirmation. Et écarta l'hypothèse d'être lui même un idiot.
- Si je comprends ce que tu dis, Orol, donc Aelan serait allié aux Hobgoblins, aux Brodens, a éliminé ses ennemis dans son domaine grâce aux raids de l'année dernière et va tuer Ardhlas ? Cela me paraît quand même un peu fumeux.
- Mouais... Sauf qu'Aelan fait forger des quantités impressionnantes d'armes.
- Comment le sais tu ? Ce n'est pas le genre de choses dont il va se vanter.
- Non mais j'ai un cousin dans le négoce maritime qui cabote occasionnellement sur les côtes de l'océan d'Elaerth. Et il m'a dit que ses compères navigateurs ont affirmé qu'Aelan a réussi à se faire vendre du minerai de fer par le royaume d'Arnaen.
- Ah ! tu parles d'une information ! Un cousin qui connaît des types qui ont entendu dire que...
- Pas faux. Maintenant, il faut aussi que tu saches qu'Ardhlas a fait savoir, très discrètement et à un nombre réduit de personnes, qu'il souhaitait acheter du matériel de forge.
- Et tu vas me dire que tu as été contacté.
- Tout à fait.
Orol souriait franchement devant la mine déconfite de Syrdan.
- Tu es sérieux ?
- On ne peux plus sérieux. J'ai réussi à obtenir des outils de forge auprès des nains de Farnalost. Cela m'a coûté très cher mais cela encombre peu et je reste discret la dessus. Ardhlas a promis mille talents d'or à ceux qui lui en apporteraient. Les miens venant de Farnalost, je compte bien lui en soutirer deux mille au moins !
Syrdan semblait maintenant fort préoccupé.
- Tu ne sens pas cette odeur de guerre, Syrdan ? C'est le moment de faire des affaires. Ardhlas a été mis au courant qu'Aelan allait tenter de l'envahir et il va faire forger des armes en quantité. Suffit d'être là au bon moment, avec les bonnes marchandises, pour devenir riche ! Bien sûr, après, faut décamper très vite et ne plus revenir avant que la poussière ne retombe et que le sang ne soit séché.
- Quant je pense que j'ai fait une remise à Ardhlas lors de notre dernier marché et qu'il ne m'a pas prévenu. Quel ingrat !
- Il n'aime pas tes habits, il me l'a confié. C'est avec ce genre de broutilles qu'on perd des marchés, pense y Syrdan.
Ce dernier foudroya le Tenerran du regard.
- Mais il reste possible que tout cela ne soit qu'un tas de rumeurs colportées par des soldats ivres ?
Orol fit non de la tête avec sérieux.
Syrdan resta silencieux, pensif, un long moment. Orol fouillait dans sa bourse pour voir s'il lui restait quelques talents d'argent pour une autre bière.
Puis le marchand Bastrian se leva.
- Je te remercie de m'avoir prévenu, Orol. Je vais décamper avec toutes mes marchandises au plus vite. Je ne pense pas que je réussirai à vendre cette saison avec tous ces Brodens et leur butin. Grâce à toi, au moins, je vais peut être sauver ma peau.
Syrdan se dirigea alors vers la porte de sortie de l'auberge, abattu par les nouvelles.
- Hum... Syrdan ! Encore une chose !
Le marchand s'arrêta.
- Tu as oublié de me dire quelque chose d'autre ?
- Ben oui... Je passe demain pour prendre mes épices, ça te va ? Pars pas avant de m'avoir payé, les bons comptes font les bons amis tu sais...
- T'es vraiment une ordure, Orol."
Orol termina la nuit affalé sur la table de l'auberge, ivre mort. Il fut réveillé sans ménagement par le propriétaire qui lui rappela inutilement que le fait d'avoir dormi dans la salle commune ne le dispensait pas de payer la chambre louée pour la nuit.
Il réveilla ses gardes puis alla embaucher le fils de l'aubergiste pour s'occuper de ses bêtes pour la journée.
Après s'être décrassé bien qu'il ne réussit pas à faire partir cette détestable odeur qui régnait à Cherghan et qui imprégnait ses vêtements, il se mit enfin en route pour le marché pour y rencontrer les marchands Amalaens dont il avait obtenu une entrevue le jour d'avant.
La fièvre causée par les marchands Brodens était quelque peu retombée. Les Aerhians avaient fébrilement arpenté le marché lors de leur arrivée afin de rafler les meilleures marchandises.
Désormais, il ne restait plus que des lots usuels à Cherghan même si ils étaient disponibles encore en grande quantité.
Il fut retardé par un mouvement de foule. En effet, un voleur venait d'être attrapé au moment de son méfait. Il fut promptement lynché par sa victime à laquelle des passants prêtèrent joyeusement main forte. Le corps sans doute sans vie du voleur fut ensuite jeté dans une ruelle encombrée d'ordures variées.
C'était aussi l'un des problèmes de Cherghan, comme partout chez les Aerhians. Il n'y avait aucune milice, aucune garde pour stopper les voleurs et les coupes-gorge. Les Aerhians considéraient qu'il fallait défendre ses biens soi-même. Par contre, le peuple Aerhian était toujours prêt à s'en prendre à un voleur qui venait de se faire attraper. Comme cela venait d'être le cas.
Heureusement, à Cherghan, le marché était quelque peu plus sûr. Les différentes tribus maintenaient des gardes pour protéger leurs étals mais, aussi, en protégeaient les alentours afin que les voleurs ne fassent pas fuir les clients potentiels.
Cela pourrait être un bon substitut à une milice urbaine sauf que rien ne garantissait que les gardes décident de vous aider. Le fait d'être Tenerran comme Orol était alors un handicap certain car les Aerhians se fichaient des étrangers.
Lui n'avait pas trop de soucis. Cela faisait plusieurs années qu'il venait régulièrement à Cherghan et sa silhouette était connue des différentes tribus. Ainsi, identifié comme un commerçant régulier, les gardes auraient tendance à le protéger. En théorie...
Orol alla à l'étal de Syrdan le marchand. Il comptait bien se faire payer la quantité d'épices promises par le Bastrian, même si cela importait peu. C'était une question de principe pour lui : ne rien donner gratuitement si on pouvait se faire payer.
Syrdan sembla surpris de le voir arriver. Il pensait sans doute qu'Orol plaisantait avec cette histoire de paiement en épices.
"- Salut ami coloré, tu as mes noix de Calua ?
Syrdan prit une mine navrée.
- Oui bien sûr... Dix poignées nous avions dit ?
- Oui, on ne peut pas dire que tu sois généreux.
Syrdan s'absenta un moment, partant au fond de sa grande tente. Durant ce temps, Orol observa les alentours. Huit hommes armés montaient la garde autour de l'étal, protégeant les marchandises contre les rapines.
Le marchand Bastrian revint avec une petite cassette de bois qu'il tendit à Orol. Ce dernier l'ouvrit et fut embaumé par la forte odeur de Calua.
- Je ne la fais pas peser, je te fais confiance Syrdan.
Son interlocuteur parut excédé par cette remarque.
Comme Orol s'attardait sous la tente, Syrdan l'interrogea.
- Il y a quelque chose d'autre que je dois te payer et que j'aurai oublié ?
- Hum non. C'est juste que je constate que tu as beaucoup de gardes.
- Et alors ?
- Il m'en faut. Mes Aerhians se sont perdus dans Cherghan. Je ne les ai plus croisés depuis mon arrivée et à mon avis, je ne les reverrai pas à mon départ.
- Quel dommage...
- Comme tu dis... Alors... Je pensais qu'on pourrait peut être convenir d'un arrangement.
- Tiens donc ? Et lequel ?
- Et bien, tu dis à, disons..., deux de tes gardes de venir travailler pour moi.
- Quelle idée originale.
- Je prends en charge leurs gages et je te paie même un dédommagement. Modéré bien sûr.
- Bien sûr.
- Qu'en penses tu alors ?
Syrdan regardait Orol avec de grands yeux étonnés.
- Ce que j'en pense ? Bien. J'ai eu du mal à trouver ces gardes et j'ai encore un effectif de caravaniers faible. Il me faut trouver un conducteur d'attelage compétent et un ou deux garçons pour s'occuper des bêtes.
- Dis à tes gardes de conduire les chariots. Cela permet de faire des économies.
- Oh, je sais que c'est comme ça que tu procèdes, Orol. Tu as finalement beaucoup de points communs avec ce radin de Dengor.
- Il est mort au fait, je ne t'ai pas dit ? Du moins, je crois.
- Mort ? Voilà bien la première chose utile qu'il fait. Mourir.
- Tu es dur avec lui. Bon, tu me transfères tes gardes ?
Syrdan commençait à s'énerver.
- Tu ne manques pas de culot Orol ! Hier, tu me rançonnes et aujourd'hui tu viens tranquillement débaucher mes hommes !
- Ne te fâche pas ainsi ! Ce sont les affaires ! Tu as une meilleure proposition ?
- Oui. Tu dégages.
Orol prit un air tellement offusqué que Syrdan ne put s'empêcher de rire malgré sa colère.
- Quoi ? Tu oserais me refuser ton aide ? Et la solidarité des marchands ?
- Tu n'en avais rien à faire hier soir à l'auberge de cette solidarité !
- Ce n'était pas pareil, fit Orol, tout de même un peu mal à l'aise.
- Bon, ça suffit, Orol. Fiche le camp.
- Fumier ! Je me souviendrai de ce refus !
Syrdan fit un signe à ses gardes qui avaient suivi l'altercation entre les deux marchands. Deux d'entre eux empoignèrent Orol et le jetèrent sans ménagement dans la rue, l'envoyant rouler dans la boue.
Orol se releva, insulta copieusement Syrdan tout en le menaçant du poing.
Il cessa ces vociférations lorsque les gardes de Syrdan firent mine d'avancer vers lui et partit en insultant Syrdan, les Aerhians, la ville de Cherghan et tout ce qui se trouvait sur son chemin.
Couvert de boue séchée, il prit, furieux, la direction du secteur du marché occupé par les Amalaens. L'un des avantages lorsque l'on traite avec les Aerhians était qu'ils ne se formalisaient pas du tout de l'apparence de leur interlocuteur, étant généralement crasseux eux même.
Les marchands Amalaens acceptèrent de bonne volonté de discuter avec lui. Ils étaient sans doute dans un bon jour ou bien ils n'avaient pas réussi de bonnes affaires avec les Brodens le jour précédent et cherchaient de nouveaux partenaires.
Après presque une heure de négociations, Orol réussit à établir l'échange de plusieurs mètres d'étoffes Ulghars contre une caisse entière de lingots de cuivre. Il lui semblait que les Amalaens avaient cédé un peu trop facilement et il supposait que le cuivre n'était pas de bonne qualité. Cependant, il s'en fichait puisqu'il comptait le vendre à des guerriers Aerhians qui étaient loin d'être capables d'évaluer la qualité d'un métal.
Satisfait de son troc, Orol accepta avec plaisir de partager une rapide collation, rituel traditionnel Aerhian qui concluait une négociation commerciale. Il accepta même de bon cœur les feuilles de Jazra offertes par son interlocuteur. Mâchée, la Jazra était réputée fortifier la virilité. Fumée, elle plongeait son consommateur dans un état hébété proche d'une ébriété avancée.
Orol mâchouillait encore ses feuilles lorsqu'il retourna vers son auberge. Il lui fallait vraiment se préoccuper de son escorte pour le retour et se demandait avec un peu d'anxiété s'il réussirait à embaucher des gardes Aerhians. Le flot de marchandises Brodens avait provoqué indirectement une pénurie de main d'œuvre. Les marchands ayant fait affaire avaient besoin de caravaniers, de gardes, de conducteurs d'attelages, de porteurs et tout le monde cherchait à embaucher. S'il ne trouvait pas des gardes rapidement, il serait contraint de prendre ceux qui avaient été refusés par tout le monde et peut être même pour un prix exorbitant.
Il avait bien trouvé des hommes à la recherche de travail mais ceux ci avaient refusé de venir avec lui, même après qu'il eut offerts des gages doubles de ceux qu'ils recevaient d'habitude. Ils n'avaient tout simplement pas voulu travailler avec un étranger.
Le marchand Tenerran fit un détour par le palais d'Ardhlas. Le terme de palais ne prenait son ampleur que si l'on ne connaissait que la steppe. Le bâtiment était fait de pierre grossière et de bois, cerclé par un parapet de rocailles. Pour lui, le palais n'était qu'une sorte de grosse hutte primitive.
Les Aerhians avaient su construire des maisons et des édifices dignes de ce nom mais il y a plus de mille ans. Ils avaient depuis abandonné leurs anciennes villes et les ruines qui subsistaient encore dans la steppe étaient réputées hantées et nul ne s'y aventurait à part quelques désespérés.
Orol devait aller au palais, rencontrer Ardhlas ou l'un de ses sbires. Le seigneur de l'ouest de la steppe Aerhian partait en guerre contre son rival oriental. Pour cela, il lui fallait armer un maximum de guerriers sur ses biens propres. Les Aerhians ne se battaient jamais au nom d'une idée de nation ou de royauté. Si Ardhlas voulait des hommes, il devait les armer lui même et leur promettre du butin. Les campagnes militaires entre grands seigneurs de guerre Aerhian ne dépassaient généralement pas une saison.
En effet, une fois l'été passé, le vaincu voyait toutes ses troupes l'abandonner, parfois même pour aller rejoindre le camp ennemi. Les Aerhians se battaient pour les vainqueurs, pas pour des principes.
C'était donc pour Orol une bonne occasion de saigner Ardhlas. Il escomptait bien lui prendre deux mille talents d'or pour ses outils de forge nains, une fortune. Il était fort probable que peu de marchands aient réussi à lui ramener beaucoup d'outils de forge.
Ceux d'Orol seraient appréciés car solides et nécessitant peu de maintenance. Mais Ardhlas devrait en payer le prix fort.
Il y avait toujours un grand risque dans ce genre de marché. Si Ardhlas ne voulait pas payer autant, il pouvait très bien faire exécuter Orol et s'emparer des outils sans payer.
C'était toujours un jeu très subtil de menaces et de pressions entre les chefs Aerhians et les marchands étrangers. Les Aerhians ne produisaient que peu d'objets travaillés et ils avaient donc besoin des marchands étrangers pour leur en amener. Mais Ardhlas pouvait tout à fait décider que le risque posé par Aelan était supérieur à l'inconvénient de voir les étrangers le fuir.
Il était donc attendu au palais le dernier jour du mois lunaire, soit le lendemain, pour livrer ses outils.
Revenu à son auberge, il paya une demie douzaine de gamins crasseux pour aller colporter la nouvelle comme quoi un marchand Tenerran souhaitait trouver une escorte pour retourner vers son pays.
Le retour promettait d'être riche en émotions pour lui. Il pouvait embaucher une dizaine de gardes Aerhians vu la somme en or qu'il allait ramener afin de théoriquement mettre toutes les chances de son côté. Cependant, tant de gardes pour une si petite caravane ne manquerait pas d'être remarqué et des brigands en déduiraient à juste titre qu'il y avait quelque chose de très précieux à voler.
Mais, le plus grand risque étaient que les gardes Aerhians eux mêmes arrivent à la même conclusion et se décident de le massacrer pour s'emparer de son or.
Donc il lui fallait une escorte réduite, proportionnelle à l'importance apparente de sa caravane, pour induire en erreur à la fois les brigands et ses propres gardes...
Son après midi fut consacrée à attendre d'éventuels candidats pour sa garde Aerhian. Seuls trois hommes vinrent qu'il refoula presque aussitôt. L'un était un poivrot, le deuxième était probablement un brigand car il ne portait aucun insigne de tribu et le dernier ne semblait pas capable de se tenir sur ses jambes sans tomber ce qui faisait douter Orol de ses capacités à se battre.
La nuit arrivait et Cherghan s'anima des festivités religieuses de la fin du mois.
Deux grandes fois existaient chez les Aerhians en dehors de la vénération systématique des esprits de la steppe. L'une était la plus influente et était représentée par les Prêtres Rouges. C'était un groupe de prêtres vénérant le feu et la chaleur, biens précieux dans la steppe glacée. Ils disaient qu'un grand esprit du feu vivait dans les montagnes au nord de la Grande Plaine et leur conférait leurs pouvoirs. Orol les connaissait comme des shamans pratiquant la mutilation rituelle par brûlures et effectivement capables de commander à des pouvoirs flamboyants.
L'autre grande tendance était représentée par les Moines de la Mort Glacée. C'était une petite secte de fanatiques admirant la mort sous toutes ses formes, avec une prédilection pour la mort par le froid.
Contrairement à ce que l'on pourrait penser, les deux groupes ne s'opposaient pas. Les Prêtres Rouges détenaient la main mise religieuse sur la majorité des peuples Aerhians et les Moines n'avaient que peu de fidèles. Ils étaient les héritiers d'une foi moribonde qui datait de l'alliance entre les Aerhians et les Ténèbres, des éons plus tôt.
Cherghan allait cependant rendre hommage à la Mort Glacée, cette nuit. Les deux dernières nuits du mois lui étaient dédiées.
Les cérémonies des Moines se concluraient demain, qui était une nuit sans lune.
Les habitants de Cherghan se fichaient généralement des Moines. Ils préféraient souvent la vénération des esprits de la steppe, plus proches d'eux et ne rendaient déjà qu'un hommage tenu aux Prêtres Rouges.
Les cérémonies de la Mort Glacée avaient surtout un caractère propitiatoire. Il s'agissait pour les Aerhians de faire quelques sacrifices pour les Moines. Sait-on jamais, leur Mort Glacée pourrait être hostile sans cela.
Les Moines traversèrent donc sans relâche la ville de Cherghan durant toute la nuit, faisant tinter leurs clochettes en étain accrochées au bout de longs bâtons pour signaler leur présence, ce qui produisait un son pitoyable à l'oreille d'Orol. Ils ramassaient sans un mot les offrandes en nourriture et bijoux que les gens laissaient devant leurs huttes et les tentes tribales.
Leur procession était sinistre. Ils étaient engoncés sous des piles d'habits épais noirs et étaient très sales, encore plus que l'habitant moyen de Cherghan. Ils résidaient dans des espèces de fortins de bois qu'ils ne chauffaient jamais, fortins que l'on apercevait parfois comme d'inquiétants guetteurs à travers la steppe. Ils vivaient reclus, en totale autarcie. Certaines rumeurs leur prêtaient des pratiques cannibales.
Orol ne connaissait pas grand chose d'eux et sen fichait éperdument. Les Moines n'avaient rien à offrir et n'achetaient rien.
Le lendemain matin, il reçut encore la visite de deux candidats au poste de garde. L'un d'entre eux était le poivrot du jour précédent qui, visiblement, ne se souvenait pas d'avoir déjà été rejeté. L'autre parut satisfaisant à Orol. C'était un jeune guerrier appelé Laykos dont l'âge ne reflétait sans doute pas son expérience du combat, à en témoigner par les nombreuses cicatrices qui couturaient ses bras et son visage. Il négocia le prix du service d'escorte avec le guerrier. Comme celui-ci se contenta d'être payé en nourriture durant le voyage plus un complément de quelques talents d'argent, Orol pensait qu'il voulait fuir Cherghan. Bien qu'il donna son accord au guerrier pour un départ fixé au lendemain, il se renseigna discrètement pour savoir si ce Laykos n'était pas poursuivi. Il était déjà une fois arrivé à Orol d'embaucher un homme poursuivi et il s'était retrouvé impliqué dans une nébuleuse histoire de meurtre familial, ce qui avait entraîné des retard fort contrariants dans ses délais de livraison. Nul ne connaissait Laykos et Orol ne put déterminer si ce garde allait devenir un problème. Étant donné les difficultés pour trouver des hommes d'armes, il se résolut à l'embaucher.
En fin de matinée, avec ses trois gardes Tenerrans et l'âne qui portait la caisse d'outils de forge, il alla au palais d'Ardhlas. Il était temps de se faire payer ce voyage dont la principale motivation était l'or promis par le seigneur de Cherghan.
Il parvint avec difficulté à franchir la porte du muret d'enceinte. Lassé de payer tous les portiers Aerhians de la Création, il s'était emporté devant la mauvaise volonté des soldats à l'entrée. L'intervention d'un noble Aerhian de l'entourage d'Ardhlas, attiré par le raffut qu'il faisait, lui permis enfin d'entrer.
Il laissa deux de ses gardes et la bête de somme dans la cour d'enceinte et, dûment escorté, put pénétrer dans le palais avec sa marchandise.
On pouvait considérer le palais d'Ardhlas comme étant riche, du moins d'un point de vue Aerhian. L'intérieur était encombré d'une collection hétéroclite d'objets de valeur provenant de quantité de rapines à travers la steppe. Plutôt qu'un palais, Orol considérait l'endroit comme une sorte de casernement décoré avec mauvais goût. Des guerriers traînaient dans les pièces, se saoulant, fumant, jouant ou dormant. Quelques esclaves terrifiés et constamment battus les servaient avec diligence, ce qui ne les préservaient pas forcément des mauvais traitements.
L'endroit puait les vapeurs de Jazra. Orol sentait sa tête lui tourner tant l'air en était chargé.
Il fut conduit jusqu'à la salle du trône où siégeait Ardhlas. Cette salle était le concentré, le symbole de tout le palais.
On y fumait tant de Jazra que les vapeurs formaient ici une sorte de brume lourde et paresseuse qui voilait la vision. Le sol était d'une saleté peu commune, même à Cherghan, jonché de détritus divers.
Les habitants de cette salle du trône étaient dispersés un peu partout, affalés sur des couches qui furent parfois luxueuses en leur temps
C'était un ensemble de guerriers, d'esclaves et de concubines autour desquels gravitaient beaucoup de courtisans dont le rôle se rapprochait beaucoup de celui des parasites.
Ardhlas présidait à cette grotesque assemblée, affalé dans un trône de bois précieux qui avait connu des jours meilleurs.
Lui était à l'image de sa salle du trône. Il était l'archétype de l'habitant du palais. Ardhlas avait été un des nobles de la tribu Bestaren. Après avoir empoisonné le chef de sa tribu et massacré ses opposants, il avait conquis le titre de seigneur de guerre par la force des armes. Après une série de victoires et beaucoup de corruption, il entra à Cherghan et se fit reconnaître chef de toutes les tribus de l'ouest de la steppe.
La politique n'existait pas chez les Aerhians. Ou plutôt, elle se restreignait à l'échange de coups de hache.
Si Ardhlas avait été un guerrier athlétique, sa condition physique laissait largement à désirer depuis sa prise de pouvoir, huit ans auparavant. C'était toutefois toujours un gaillard massif avec des bras de bûcheron. Son visage était barré par une hideuse cicatrice, vestige d'un coup qui, par la même occasion, lui avait brisé la mâchoire. Le tout renforçait cette image de brute épaisse qui lui collait comme une seconde peau.
Peu des fidèles de la salle du trône réagirent à l'entrée d'Orol. Quelques regards méprisants, au mieux.
Ardhlas lui porta nettement plus d'intérêt. Il salua impérieusement Orol de la main droite, toutefois sans se lever, car il n'était qu'un étranger,
C'était l'un des plaisirs d'Ardhlas car à cette main brillait l'anneau d'or du chef des tribus de l'ouest et il semblait toujours jubiler d'exposer ainsi à tous ses visiteurs le symbole de son pouvoir et de ses victoires.
"- Alors Orol ? Tu as trouvé quelque chose pour moi ?
- Tout à fait, seigneur. Des outils de qualité. Des pinces, des marteaux, deux enclumes enfin tout ce fourbi que les forgeons affectionnent.
- J'en suis satisfait. Dis moi, avant que nous ne concluions notre affaire, as tu entendu des rumeurs lors de ta venue ici ?
Orol méditait la possibilité de faire payer ses informations puis décida que c'était fort dangereux avec Ardhlas.
- Sans doute rien que tu ne saches déjà, seigneur Ardhlas. Des rumeurs...
Orol fit le tour de la pièce de ses yeux, cherchant si un Aerhian présent portait l'insigne des Brodens. Et il vit deux guerriers de ce clan qui l'observaient, visiblement intéressés par sa réponse à venir.
L'esprit d'Orol fonctionnait à toute vitesse. S'il accusait les Brodens, les deux types risquaient de lui faire la peau, ou de protester ou de déclarer se sentir insultés. Ce qui compliquerait la chose. Ardhlas pourrait alors l'enfermer "juste qu'à ce que l'affaire soit tirée au clair", ce qui pouvait aussi dire qu'il allait lui voler ses outils sans payer. D'un autre côté...
- Orol !! J'attends !
- Hum... J'ai entendu dire que l'hiver serait précoce. J'ai aussi entendu dire... que...
Orol se sentait à court d'idées. Et les Brodens le regardaient toujours avec insistance.
- Oui Orol ?
- Oh trois fois rien. Une prophétie qui dit que vous devez vous méfier de tout étranger portant des habits curieux et colorés, lâcha-t-il d'un trait.
Ridicule. Il ferma les yeux en se demandant qu'est ce qui allait lui arriver après avoir dit une telle sottise.
Lorsqu'il les rouvrit, Ardhlas le regardait, incrédule. En tournant la tête, il vit que les Brodens semblaient s'être relâchés.
Pourtant, il doutait qu'Ardhlas ne soit pas au courant des arrangements entre Aelan et les Brodens. Cela paraissait trop gros pour ne pas être connu. Peut être Ardhlas souhaitait-il juste entendre confirmer ces rumeurs par quelqu'un d'autre ? Peut être voulait-il juste avoir une sorte d'excuse pour briser les Brodens sans risquer le conflit avec les autres tribus ?
En tout état de cause, Orol ne comptait pas se mêler du jeu de pouvoir sanglant qui opposait Ardhlas à ses propres tribus.
Ardhlas marmonna quelque chose qui semblait insultant à son égard mais Orol évita soigneusement de lui demander de répéter.
- Bien. Tu as amené les outils ici ?
- Oui, seigneur.
Il fit signe à son garde qui portait la massive caisse. Orol l'ouvrit et commenta.
- De magnifiques pièces venues de Farnalost, seigneur. Je suis sûr que tu conviendras que ce sont des outils de qualité et que tu sauras te montrer reconnaissant de mes efforts.
Ardhlas se leva de son trône, traversa la pièce embrumée par la Jazra et jeta un œil dans la caisse.
- C'est bien. Et les enclumes ?
- A mon auberge. Je te les fait livrer si nous faisons affaire.
- Nous faisons affaire alors. J'ai déjà prévu ton paiement. Il t'attend dans la cour.
Orol resta de coi durant quelques secondes.
- Dans la cour ?
- Oui dans la cour. Tu as des problèmes d'oreilles ?
- Non seigneur mais... Je ne comprends pas pourquoi tu ne me paies pas ici.
Ardhlas sourit.
- Méfiant hein ? Non ce n'est pas un piège, rassure toi. De toutes façons, si je voulais te tuer, je n'hésiterai pas à le faire ici.
- Je n'en doute pas, seigneur.
Ardhlas fit signe à deux de ses hommes qui vinrent prendre la caisse et repartit vers son trône.
- Seigneur ?
- Toujours là, Orol ?
- Euh oui. Mais comment vous me payez ? J'ai soudainement un doute.
- Mille talents d'or en objets divers.
Orol ne put s'empêcher de crier.
- QUOI ???
Une partie de l'assistance se mit à rire devant la déconfiture du marchand.
Ardhlas était maintenant à nouveau sur son trône. Son regard devenait mauvais.
- Prend ton paiement et fiche le camp, Orol.
- Seigneur ! Je proteste ! Nous avions convenu un paiement de mille talents d'or mais en monnaie ! Pas en butin ! De plus, je tiens à dire que mes outils sont excellents et valent plus que les mille talents promis !
- Je ne t'ai pas demandé des outils nains. Je veux des outils, peu m'importe qu'où ils viennent. Si tu me ramènes des outils nains, c'est ton problème, pas le mien.
Orol contenait sa colère, sentant que la situation risquait de devenir dangereuse. Il ne fallait pas trop pousser Ardhlas pour que celui-ci devienne violent.
- Bon, oublions le fait qu'ils viennent de Farnalost. Je te fais cadeau de leur qualité, en signe d'amitié.
- Je me fous de ton amitié, Orol.
- Je ne suis pas d'accord ! Je n'avais pas prévu de recevoir du butin en guise de paiement. Et de plus, il faudrait l'évaluer pour voir si cela vaut bien mille talents !
La voix d'Ardhlas tonna dans la salle.
- Ça suffit Orol ! Tu prends ton paiement et tu disparais de ma vue tout de suite ! Si tu ne pars pas avec ce que je te donne dans l'instant, je reprend tout, je garde tes outils, je saisis ta caravane, je te fais castrer et je te jette hors de la ville !"
Orol ravala la rafale d'insultes qu'il s'apprêtait à lancer lorsqu'il comprit qu'il n'avait plus aucun choix. Ardhlas faisait même preuve de patience puisqu'il pouvait effectivement très bien l'exécuter sur le champ.
Le marchand Tenerran quitta la salle furieux tandis que plusieurs rires fusèrent derrière lui.
Il traversa le palais comme une tornade avec son garde aux côtés et parvint dans la cour.
Là, comme l'avait dit Ardhlas, plusieurs caisses l'attendaient. Ses deux gardes restés là durant l'entretien regardaient leur patron avec des yeux navrés. Deux hommes d'Ardhlas étaient là aussi, avec une charrette, pour l'accompagner à l'auberge et pour prendre les enclumes qu'il y avait laissé.
Orol aurait voulu évaluer les biens donnés en guise de paiement mais il savait fort bien qu'Ardhlas n'hésiterait pas à mettre à exécution ses menaces s'il restait trop longtemps.
Il s'adressa à Ryazil, le porte parole des gardes, plus ou moins leur chef.
"- Bon, prenez ces caisses, on file à l'auberge au plus vite.
- Attends un moment, Orol, c'est quoi ça ?, répondit le garde.
- Le paiement. allez, on file.
- Le paiement ? Mais où est l'or ?
- C'est ça l'or ! Ne traînons pas ici.
Les gardes se regardèrent, surpris. Le dénommé Ryazil reprit la parole.
- Stop. Y a un problème qui va se poser.
- Alors posons le à l'auberge, les hommes d'Ardhlas vont me massacrer si je ne file pas.
Ryazil eut un regard chargé de menaces.
- C'est nous qui allons te massacrer si on ne règle pas cette histoire de suite.
- Bon, vas y. Parle, fit Orol, excédé.
- Tu nous a promis soixante dix talents d'or chacun au départ de Tener, payable à Cherghan. "Pas de problèmes, les gars" as tu dit. Il est où ton or ?
Les autres gardes acquiesçaient en silence.
- C'est ça l'or je te dis ! Y en a pour trois mille talents, au bas mot !
Orol se demandait pourquoi il avait menti. Sans doute pour éviter d'aggraver la situation en expliquant qu'Ardhlas avait refusé de payer plus.
Ryazil ouvrit l'un des caisses et exhiba un miroir en bronze poli.
- C'est avec ces saletés que tu comptes nous payer ?
- Je vous paierai sans problèmes dès que j'aurai revendu ce magnifique butin.
- Quoi ?, le garde jeta un œil dans la caisse, Magnifique ? Des miroirs, un peigne, des vases ? tu comptes nous payer en pots de chambre ?
- Faites pas de difficultés, les gars, ça va se gâter pour nous tous si on traîne ici.
- Bon, on retourne à l'auberge et tu nous payes. Comme tu veux mais tu nous payes. Je veux de l'or, des pièces, pas tes saletés et je le veux tout de suite.
- Vous savez bien que je vous paierai grassement à Tener !
- Si on arrive vivants à Tener ! je me fiche de tes projets, de tes futures ventes de pots de chambre à Tener. Tu as promis de l'or, je veux de l'or. Tu as dit "Dès que j'ai conclu le marché avec Ardhlas" et c'est fait. C'est toi le marchand, pas moi. C'est à toi de te faire payer ce que l'on t'a promis. Moi, je me fous de tes futures promesses. Visiblement, t'as pas assez de cran pour te faire payer ici alors je vois pas pourquoi je penserai que tout ira mieux à Tener !
Les gardes semblaient tous d'accord. Orol était en fâcheuse posture.
Malgré tout, les gardes acceptèrent, de mauvaise humeur, de porter les deux caisses avec Orol jusqu'à l'auberge. Les Aerhians qui les suivaient avaient bien sûr refuser de les aider en leur permettant de mettre les caisses sur leur charrette.
A l'auberge, la dispute entre Orol et ses gardes continua. Ceux ci voulaient être payés immédiatement et en or, comme il leur avait promis. D'autre part, Orol ne pouvant tenir sa langue, eut quelques remarques perfides à leur attention. Aussi, après une heure, les gardes non seulement voulaient toujours leur or mais avaient de plus annoncés que Orol devrait rentrer seul à Tener car ils quittaient son service.
Face à des menaces de plus en plus précises contre sa personne, Orol leur promit finalement qu'il vendrait au plus vite une ou deux bêtes, voire un des chariots, pour les payer.
Orol eut beaucoup de mal à dormir ce soir là. La situation s'aggravait d'heure en heure pour lui. Plus de gardes, pas de personnel caravanier, deux grosses caisses remplies d'objets encombrants qu'il lui faudrait des mois pour vendre, obligé de vendre une partie de ses bêtes et, pour couronner le tout, l'approche d'une guerre.
Il était temps de quitter Cherghan mais plus le temps passait, moins il en avait la possibilité...
Assassin
L'homme progressait avec silence vers le parapet qui entourait le palais d'Ardhlas. Cherghan était calme, la nuit n'était troublée que par le bruit des clochettes des Moines de la Mort Glacée passant au milieu des tentes et des huttes, venus réclamer leurs offrandes.
Arrivé au pied du mur de rocailles, il entreprit de l'escalader. Ce fut d'une facilité déconcertante. Il jeta un œil avant de sauter à son sommet. Les gardes d'Ardhlas n'étaient pas plus attentifs ce soir que les autres nuits.
La minute suivante, il traversa la cour qui le séparait du palais. Elle était mal éclairée et cela lui facilitait grandement la tâche.
Là où cela se compliquait, c'était pour entrer dans le palais. Les fenêtres du rez de chaussée étaient garnies de barreaux. Il aurait pu tenter d'en desceller un ou deux pour ensuite tenter de passer à travers la grille mais il n'en aurait jamais le temps avec les allées et venues dans la cour.
Les portes étaient closes, fermées par de lourdes poutres de bois. Impossible de passer par là.
Sa seule solution était de grimper, d'escalader la paroi du palais pour atteindre le premier et seul étage. Il s'y employa.
Il dut à deux reprises interrompre son escalade. A chaque fois, un homme traversait la cour sous lui. Non pas que l'assassin eut peur qu'il le voit mais le bruit de sa progression était facilement perceptible. D'autre part, des fragments du mortier de mauvaise qualité qui cimentait les pierres du palais tombaient régulièrement, ce qui ne manquerait pas d'attirer l'attention.
Enfin, il parvint à l'une des fenêtres de l'étage avec un volet fermé par un simple loquet métallique. Il fouilla sa besace et à l'aide d'un crochet, il souleva le loquet, ouvrit le volet et passa par la fenêtre.
Il se trouvait maintenant dans une pièce en désordre, contenant deux lits crasseux, une table et des chaises bancales. La forte odeur de Jazra perceptible lui indiquait qu'il était sans doute dans une salle de repos. Intuition confirmée lorsqu'il repéra plusieurs bouteilles d'eau de vie vides, entassées dans un coin de la pièce. Il ne s'était pas trompé dans son escalade et était parvenu là où il le voulait.
Il avança jusqu'à la porte de la pièce, prenant soin de ne pas trop faire grincer le plancher.
Alors que l'homme s'apprêtait à entrouvrir la porte, des éclats de voix lui parvinrent ainsi que des pas lourds qui venaient dans sa direction.
Il s'éloigna vivement. Très vite, il comprit que quelqu'un allait entrer là où il se trouvait. Après un bref regard pour la pièce, il se décida pour sa cachette. Il bondit au sol et roula sous la seule couche suffisamment surélevée pour le masquer.
La porte s'ouvrit pratiquement au même moment et trois hommes entrèrent. Il s'agissait de deux gardes d'Ardhlas et d'un familier du palais, sans doute le cuisinier ou quelque chose d'approchant vu la graisse qui maculait ses vêtements.
Les trois hommes s'installèrent dans la pièce, à grands renfort d'éclats de voix et de rires. Ils avaient amené avec eux deux bouteilles d'alcool et de la Jazra. Ils allumèrent les lampes à huile de la pièce et se mirent à l'aise.
Le cuisinier choisit de s'asseoir juste sur la couche qui dissimulait l'assassin. Le meuble craqua sous le poids de l'homme qui, heureusement ne comprit pas que la fermeté renouvelée du lit était due à un homme caché en dessous et qui supportait en partie son poids.
L'assassin était coincé. Lorsque les trois hommes étaient entrés, il avait évalué ses chances de les abattre tous. Cela lui semblait fort possible mais ils donneraient sans aucun doute l'alerte avant qu'il ne puisse les neutraliser tous.
Maintenant, la question ne se posait plus. Il ne pouvait se dégager rapidement de sous la couche et bondir sur eux était ainsi impossible.
Alors l'assassin attendit. Les trois hommes buvaient et fumaient avant de terminer leur service et aller se coucher dans l'une des salles communes. Ils rivalisaient de blagues paillardes, ponctuées de rots.
L'assassin se maudit. Il savait que cette pièce était souvent utilisée ainsi. Dans son plan, il devait pouvoir la traverser entre deux quarts et personne ne devait s'y trouver. La seule explication à sa situation était qu'il avait perdu bien plus de temps qu'il ne l'avait pensé lorsqu'il avait batifolé à l'auberge, avant de se mettre en route.
L'attente fut longue. L'assassin resta coincé dans la pièce par le postérieur du cuisinier durant un peu plus d'une heure. Une heure de perdue...
Cela ne remettait pas en cause son plan mais cela le contrariait. Durant ce temps, il se relaxa peu à peu, ralentit sa respiration afin de produire le moins de bruit possible. Bien que les hommes furent plus que bruyants, il restait toujours possible que l'un d'entre eux l'entende.
Enfin, les trois hommes partirent. Lorsque la pièce fut à nouveau plongée dans le noir, lorsque l'assassin fut certain qu'ils étaient loin, il se permit de sortir de sa cachette.
Il devait maintenant de poursuivre sa mission. Il espérait juste que cette perte de temps ne fasse pas échouer son plan.
Il entrouvrit la porte et observa. Le palais était calme à l'étage. Seul le rez de chaussée résonnait de voix.
L'assassin se remémora ce qu'il avait appris sur l'organisation du palais. Il reconnaissait les pièces sans les avoir jamais vues auparavant.
Toujours avec précautions, il sortit et se dirigea, résolu, vers l'une des chambres de l'étage.
Là devait dormir, selon ce qu'il savait, un noble de la tribu Bestaren et, accessoirement, un cousin éloigné d'Ardhlas qui avait échappé à la purge familiale que ce dernier avait effectué.
Cet homme, qui se nommait Thirdian, l'assassin l'avait repéré deux jours avant, dans une taverne proche du palais. Beau parleur, trop d'ailleurs, Thirdian était le candidat idéal pour le plan de l'assassin. ils avaient à peu près la même carrure et un timbre de voix assez proche. Le jour précédent, l'assassin avait approché Thirdian, lui offrant à boire et de la Jazra. Le noble s'était alors pris d'amitié pour lui et l'assassin avait appris beaucoup de choses de ce bavard. Mais ce qui intéressait surtout l'assassin, c'est que Thirdian était un familier des orgies d'Ardhlas.
Maintenant arrivé à la porte de Thirdian, l'assassin prit soin de bien écouter. Ne percevant aucun bruit sauf celui d'un dormeur, il poussa doucement la porte. Comme prévu, Thirdian dormait comme une masse. Quelques heures avant, l'assassin avait offert une tournée royale à Thirdian, afin de l'enivrer. Ce dernier avait donc eu la bonne idée d'aller cuver dans son lit. Le but de l'assassin était d'éviter que Thirdian ne se balade dans le palais.
Le noble Bestaren n'eut aucune chance. L'assassin frappa à la gorge de son long poignard tout en maintenant sa bouche fermée d'une main d'acier. Thirdian se débattit violemment quelques instants puis mourut dans un gargouillis sanglant, sans doute sans avoir compris qui était son agresseur.
L'assassin fouilla alors les affaires du mort. Il trouva assez vite ce qu'il lui fallait. Il prit une longue robe qu'il revêtit par dessus ses propres vêtements. Il enleva le foulard qui dissimulait son propre visage et le fourra dans l'une de ses poches. Il dépouilla le cadavre de ses deux bracelets de bronze, fort lourds mais surtout voyants et caractéristiques de Thirdian.
Comme le noble avait les cheveux un peu plus longs que lui, il se passa la main sur la tête pour se donner un air ébouriffé puis les lissa en y passa une main enduite d'un peu d'huile.
Le déguisement était loin d'être idéal mais l'assassin n'avait pas le temps de le parfaire. Peu importait. il lui suffisait de donner le change pour un observateur peu attentif.
Ainsi grimé, l'assassin se remit en route. Le plus dur venait maintenant. C'était aussi le plus excitant et son cœur se mit à battre à la chamade tandis que l'homme anticipait avec délectation la poussée d'adrénaline qui allait venir.
Ardhlas, malgré tous ses défauts, n'était pas complètement un idiot. En s'installant à Cherghan après sa prise du pouvoir, il avait découvert que le palais recelait une chambre forte. La seule pièce de l'édifice qui fut sans fenêtre et dotée d'une porte métallique avec une serrure complexe.
Le seigneur des tribus de l'ouest s'y était donc installé, préférant y vivre plutôt que d'y mettre ses trésors. D'après ce que l'assassin en savait, Ardhlas y passait toutes ses nuits. Le seigneur des lieux y amenait généralement une ou deux filles avec lui pour l'amuser.
Or, l'assassin avait découvert que Thirdian partageait occasionnellement les filles avec Ardhlas, le rejoignant dans sa chambre forte.
L'assassin traversa une aile du palais vers cette chambre. Il savait à peu près où la trouver également grâce à Thirdian.
Quelques personnes traînaient encore dans le bâtiment malgré l'heure maintenant tardive. L'assassin avait adopté la démarche particulière de Thirdian, qui avait été gravement blessé à la hanche lors d'une beuverie qui avait mal tournée. Lors des deux soirs avec le noble mort, il avait été très attentif pour repérer sa manière de marcher. Il pensait qu'il réussirait à donner le change.
Personne ne l'interpella. Juste un esclave qui lui fit un signe de la main curieux. Sans doute une connivence entre lui et Thirdian... Il pressa le pas pour ne pas donner le temps à l'esclave de l'approcher.
La faiblesse de l'éclairage aidait beaucoup l'assassin. L'huile utilisée dans les lampes était chère et elles étaient presque toutes éteintes lorsque la nuit venait, plongeant le palais dans une quasi obscurité.
L'homme parvint à proximité des gardes personnels d'Ardhlas. Ils étaient censés veiller sur sa personne en permanence. En réalité, ils buvaient constamment et, au fur et à mesure de la nuit, ils étaient de moins en moins aptes à faire ce que l'on attendait d'eux.
L'assassin était tendu, malgré lui. Il jubilait en se demandant si son artifice allait marcher. Il n'était de toutes façons pas sûr de vouloir que les gardes le prennent pour Thirdian. Il se surprenait à espérer qu'ils le percent à jour. Alors, cela serait sanglant.
"- Hey ! Thirdian ! C'est pas la peine d'y aller. Ardhlas n'a pris que Teristia, cette nuit. Y en a pas assez pour toi !
Les deux gardes, qui se trouvaient dans une pièce qui donnait sur le couloir en direction de la chambre du seigneur Ardhlas, éclatèrent de rire.
L'assassin se remémora l'intonation du mort.
- Et alors ? Il suffira d'expliquer à la petite que lorsqu'il y en a pour un, il y en a pour deux !
Les gardes rirent encore plus forts.
- Ne l'abîmez pas trop, tout de même ! C'est elle qui fait notre bouffe !"
L'assassin répondit par un geste de la main évasif, une mimique que Thirdian utilisait souvent puis il continua dans le couloir.
Il parvint enfin devant la porte d'Ardhlas. Il se tint immobile et silencieux, à l'affût du moindre bruit. Mis à part les gardes, quelques mètres plus loin, nul bruit ne lui parvint.
Il se débarrassa de la robe et des bracelets de Thirdian, qui allaient le gêner, maintenant. De toutes manières, si quelqu'un le découvrait maintenant, il ne pourrait plus donner le change.
La porte métallique qui lui faisait face ne pouvait être défoncée. Sa seule solution était de parvenir à l'ouvrir.
Agenouillé devant la serrure, il y glissa une tige de fer et sentit la clé qu'Ardhlas avait laissé engagée.
Le premier cap ardu se présentait. il trifouilla doucement et peu à peu tentait de faire sortir la clé. Il dut s'y reprendre à trois reprises avant d'y parvenir. La clé tomba dans la chambre d'Ardhlas avec un tintement que même lui perçut. Il était possible que le seigneur des lieux ou la fille avec lui l'ait entendu.
Il attendit un moment sur le côté de la porte, prêt à frapper de son poignard si quelqu'un sortait.
Personne.
Il entreprit alors d'ouvrir la porte, sortant un trousseau de crochets et de clés. Délicatement, il chercha à faire jouer le mécanisme de la serrure. Au bout d'une minute, il trouva le bon crochet et était prêt à ouvrir la porte. Mais celle-ci était lourde, métallique et le jeu de la serrure allait s'entendre.
C'était le deuxième cap à franchir.
Il força et la serrure joua avec un clac sonore. La porte était ouverte.
L'assassin se redressa et saisit son arme. Tout semblait tranquille.
La porte s'ouvrit avec un bruit métallique grinçant, qui lui parut très audible. Il entra, l'arme à la main.
La chambre d'Ardhlas était éclairée par une lampe mourante, son huile presque épuisée. Ardhlas dormait nu sur un vaste lit en désordre. A ses côtés, une fille tout aussi nue était assise sur le lit et regarda fixement l'assassin entrer. Ce dernier lui chuchota sans perdre de temps.
"- Tu es Teristia, c'est ça ?"
La fille, qui devait avoir une quinzaine d'années, le regardait sans comprendre. Il lui fit signe de la main de garder le silence.
La gamine regarda alternativement l'assassin et Ardhlas qui était toujours aussi endormi.
L'homme détailla la fille. Elle portait diverses ecchymoses sur le corps. L'assassin savait qu'Ardhlas était violent avec les femmes.
Il contourna le lit et s'empara d'une hache posée à côté d'Ardhlas. Il alla la déposer sans un bruit sur un fauteuil de l'autre côté de la pièce. La fille ne disait toujours rien.
L'assassin se permit un sourire pour la mettre en confiance. Elle lui répondit par un sourire faible, inquiet.
"Quelle sotte, elle ne comprend pas ce qui arrive.", pensa-t-il. Puis il ramassa la clé au sol et verrouilla avec soin la porte.
En effet, Teristia ne comprenait pas. Elle ne comprenait pas pourquoi cet homme, manifestement un voleur ou un tueur l'appelait par son prénom, pourquoi il lui souriait. Elle se doutait que quelque chose de grave allait arriver mais espérait pouvoir en réchapper.
Seulement, ce n'était pas dans le plan de l'assassin.
Avec un geste d'une violence inouïe, il frappa la fille de son poignard au niveau de la tempe, dans un ample mouvement de taille.
Le visage lardé par le coup et un œil perforé, la gamine poussa un hurlement déchirant et s'effondra.
Ardhlas bondit comme un ressort sur son lit, éberlué.
L'assassin se tenait prêt face à lui, le menaçant de son poignard. La fille poussait des hurlements de panique désespérée, les mains plaquées sur son visage mutilé.
Ardhlas se tourna vers là où se trouvait son arme, quelques instants auparavant. L'assassin eut un rire rauque.
Il bougea et frappa la fille d'un coup de pied au ventre.
"- Ferme ta gueule sinon je t'égorge.
Teristia tremblait comme une feuille d'automne, le sang ruisselant de son visage entre ses doigts. Elle ne pouvait s'empêcher d'avoir des hoquets de peur.
Ardhlas interpella l'intrus avec hargne.
- Qu'est ce que tu fous là ? Qui es tu ?
- T'as vraiment de la merde dans la tête, Ardhlas. On t'a prévenu pourtant.
- Aelan ? C'est lui qui t'envoie ?
- Qui d'autre ?
Ardhlas regarda brièvement vers la porte, évaluant ses chances d'y parvenir plus vite que l'assassin.
- Mes gardes vont arriver. On t'écorchera dans l'heure.
- Tes gardes ? Pourquoi ? Parce qu'une de tes putes hurle ? C'est pourtant pas la première fois que tu fais hurler une femme de douleur d'après ce que j'en sais.
L'assassin ricana.
Ardhlas venait de repérer sa hache à l'autre bout de la pièce. L'assassin se tenait entre lui et elle. Impossible de l'atteindre.
- Si tu veux me tuer, pourquoi ne l'as tu pas fait pendant que je dormais ?
- Parce que je ne suis pas venu pour ça.
Ardhlas fut surpris.
- Tu m'as dit que tu bossais pour Aelan et tu me dis maintenant que tu ne veux pas me tuer ? T'es aussi tordu que ton patron.
- Je sais ce que je fais.
Durant quelques instants, seul les pleurs de Teristia emplirent la pièce.
- Bon, dis moi ce que tu veux. Quel est ton prix ?
- Tu as de l'or ici ?
- Non, je ne dors pas au milieu de mes richesses.
- Alors tes paroles ne sont que des promesses.
- Arrête de raconter des idioties. Tu es venu pour quelque chose alors dis moi.
L'assassin écouta un moment. Les gardes ne semblaient pas vouloir venir. Le cri d'une femme dans la garçonnière d'Ardhlas ne les avait effectivement pas alertés. Il avait vu juste. Comme il pensait avoir du temps devant lui, il répondit à Ardhlas.
- Bien. Aelan t'as dit de dégager de Cherghan, d'aller te terrer dans un trou loin de lui. Il a fait preuve d'une générosité à ton égard que je n'aurai jamais eu. Tu as choisi d'ignorer cet avertissement donc maintenant tu vas payer.
- Cela ne me dit toujours pas ce que tu veux.
- C'est vrai mais j'aime bien discuter avec les gens avant de finir le travail.
Ardhlas le regarda inquiet. L'homme en face de lui semblait vraiment dérangé.
- Pourquoi tu as frappé la gosse ? Qu'est ce que tu veux ?
- Je me suis dit qu'un bon hurlement te mettrait en condition pour te réveiller.
- Amusant...
- Bah, ne fais pas celui qui se sent touché par son sort. De toutes façons, bientôt, tu n'auras plus à te soucier de quoique ce soit.
- Donc tu vas me tuer ?
- Moi ? Non, je te l'ai dit."
A ce moment là, l'assassin bondit sur Ardhlas. Les deux hommes roulèrent sur le lit puis au sol.
Ardhlas n'était pas une petite nature et était plus musclé que son assaillant. Cependant, surpris par l'attaque soudaine de l'intrus, il fut de suite en difficulté.
L'assassin luttait maintenant au corps à corps avec Ardhlas, ayant abandonné son couteau. Les deux hommes s'empoignaient et se frappaient. Ardhlas bourra le ventre de son ennemi de coups de poings tandis que ce dernier tentait de placer des prises pour l'immobiliser.
L'assassin connaissait des techniques de lutte dont Ardhlas ne soupçonnait même pas l'existence. Après une minute de lutte acharnée, l'assassin avait saisi le bras gauche d'Ardhlas, était passé dans son dos et lui brisa l'épaule.
Le seigneur Aerhian s'affala sous la douleur. L'assassin ne s'arrêta pas pour autant et, saisissant Ardhlas par les cheveux, se mit à lui cogner la tête contre le sol avec force. Après quelques coups, les dents qui restaient à Ardhlas furent brisées et son nez éclata.
L'assassin continua à frapper la tête d'Ardhlas contre le sol encore et encore, avec une rage qui déformait ses traits.
Lorsqu'Ardhlas ne bougea plus, il se releva.
Durant la lutte, Teristia avait cherché à fuir mais avait trouvé porte close. L'assassin réalisa qu'elle tambourinait à la porte depuis une bonne minute, hurlant pour avoir de l'aide.
"- Pourquoi tu as fait ça, Teristia ? Je n'ai pas été gentil avec toi ?"
Il ramassa son poignard et se dirigea vers elle. La fille poussa une longue plainte de peur.
L'assassin frappa au niveau du ventre, enfonçant son poignard de plusieurs centimètres puis, d'un mouvement latéral, l'éventra.
La gosse se vidait de son sang et de ses tripes sur le sol lorsque l'assassin comprit que les gardes s'étaient enfin décidés à réagir.
Il réalisa qu'il n'avait plus beaucoup de temps.
Il apprécia l'ironie lorsqu'il prit la hache d'Ardhlas. "Mutilé par sa propre arme, quel dommage", pensa-t-il.
Ardhlas bougeait faiblement au sol, à peine conscient.
L'homme se tint au dessus de lui, puis, de son pied, écarta le bras droit d'Ardhlas de son corps et d'un mouvement brusque, abattit la hache sur le poignet.
L'assassin était dans un état second. L'adrénaline bouillonnait en lui, une sensation d'extase se lisait sur son visage. Il ne voulait pas en sortir, il voulait encore frapper et mutiler, sentir le pouvoir qu'il avait sur les autres lorsqu'il tenait leurs vies au bout de sa lame.
Mais sa mission était accomplie et, réticent, il se força à calmer le rythme de son cœur, à revenir dans la réalité.
Rapidement, il remit son foulard puis déverrouilla la porte et bondit au dehors.
Les deux gardes qui se tenaient juste là furent bousculés par sa charge. L'incertitude sur les évènements en cours jouait en la faveur de l'assassin. Ils comprenaient que quelque chose se passait mais pas quoi. Ils ne s'étaient pas attendus à voir surgir l'homme de la chambre d'Ardhlas puisqu'ils ne l'avaient pas vu entrer. Pour eux, seuls Ardhlas, Thirdian et Teristia se trouvaient là.
Ils avaient envisagé une dispute, une bagarre entre leurs deux chefs, rien de plus.
L'assassin courait dans le palais. Des cris résonnaient maintenant un peu partout. Les habitués du palais s'interrogeaient, sortis de leur sommeil. Personne ne saisissait ce qu'il se passait bien que les gardes de la chambre d'Ardhlas hurlaient leurs cris d'alarme.
L'assassin fonça à l'étage dans une partie ou se trouvaient des celliers qu'il avait entrevu en venant.
Au détour d'un couloir, il se heurta à un jeune garçon, un esclave. Bien que ce fut un simple enfant, l'assassin n'hésita pas à le frapper de violents coups de pieds au ventre et à la tête. Il espérait l'avoir tué lorsqu'il se remit à courir.
Les familiers du palais couraient partout, l'alerte avait enfin été comprise et les hommes d'armes fonçaient vers les sorties et le parapet extérieur.
L'assassin, lui, durant ce temps, entra dans l'un des celliers. Comme tout le reste du palais, il était dans un désordre rarement vu. Il se dissimula parmi les sacs de farine, les caisses, les amphores et les outres.
Les choses allaient changer dans le palais. Il lui suffisait d'attendre.
Ardhlas avait repris conscience sous la douleur lorsque l'homme lui avait tranché la main à la hache. Il hurlait encore sous la douleur alors que le sang giclait de la terrible blessure lorsque ses premiers nobles arrivèrent.
Il leur hurla de trouver son ennemi, de lui amener et promit à tous les esprits de la steppe qu'il lui ferait subir les pires tortures.
C'est alors qu'il remarqua que le regard des hommes envers lui avait changé. Là, il comprit que tout était terminé.
Mauvaise matinée pour Orol. Accompagné contre son gré par Ryazil et les deux autres gardes, il avait été contraint de vendre un de ses chariots avec son bœuf ainsi qu'un de ses ânes pour une misère. Le marchand Aerhian, voyant les gardes Tenerrans excédés flanquer Orol, avait compris qu'il était sous pression. De plus, les gardes n'avaient pas voulu perdre de temps à faire différents marchands pour avoir différentes offres et un meilleur prix. Ils voulaient leur or.
Ainsi donc, il se retrouvait seul, juste avec Laykos, le jeune guerrier Aerhian. Celui-ci attendait, placide, qu'Orol ordonne le départ. Orol ne pouvait pourtant pas partir. Il n'avait plus assez de place pour transporter ses marchandises, avec un chariot en moins. Il lui fallait donc vendre une partie, coûte que coûte et au plus vite.
Il lui restait encore des pièces de tissus et sa cargaison de bouteilles de vin. Celle-ci ne supporterai pas bien un retour vers Tener et il choisit de vendre cela en premier lieu. Il pensait qu'il trouverait plus facilement des preneurs pour le tissu.
Il était au marché, négociant difficilement la vente de son vin, lorsque la rumeur se répandit. Ardhlas était mort.
Il fut l'un des plus vifs à réagir. Plutôt que de se passionner pour cette rumeur, il s'acharna à vendre le plus rapidement possible.
C'était maintenant une question de vie ou de mort. Nul doute que Cherghan allait bientôt être le théâtre de combats entre factions pour reprendre le pouvoir laissé vacant par Ardhlas.
D'autres marchands le comprirent aussi et firent ainsi de très bonnes affaires. Il brada son vin et son tissu contre un paiement misérable en talents d'or. Les marchands avec qui il avait fait affaire empaquetaient ensuite très vite leurs biens et filaient de la ville.
Vers la fin de la matinée, les combats commencèrent. Deux tribus décidèrent de régler leurs comptes et Orol assista de loin à une bataille d'escarmouches entre les tentes du marché.
La panique commençait aussi à gagner les habitants. Certains marchands n'hésitaient pas à donner consigne à leurs gardes de frapper tous ceux qui paraissaient louches et proches de leur étal.
L'anarchie gagna peu à peu toute la ville au fur et à mesure que les gens réalisaient bien que plus personne ne dirigeait les tribus de l'ouest et que la guerre allait recommencer.
C'est dans cette ville où la tension devenait presque palpable qu'Orol tomba sur Feydran dans une rue. Le guerrier admirait plusieurs mendiants assaillir quelqu'un qui avait le malheur d'être plus fortuné qu'eux mais sans armes.
"- Hey ! Feydran, l'appela-t-il, comment va ta vie ?
L'Aerhian le regarda un moment sans le reconnaître.
- Ah ?! Orol, c'est ça ? Ma vie allait bien jusqu'à aujourd'hui mais je crois qu'elle va se compliquer.
- Dis moi, tu ne serais pas intéressé par du travail de garde par hasard ?
Feydran ricana.
- Tiens ? Tu as besoin de gardes soudainement ?
- Oui, quelques différents m'ont opposé à mes compagnons. Si tu travaillais pour moi ? Cela te conviendrait ?
- Hmmm... Vu que tu n'as pas l'air armé, je pense que je vais plutôt te dépouiller.
Un large sourire apparut sur le visage de Feydran.
- Très drôle", mais Orol n'était pas rassuré, "Je retourne vers Tener. Je t'offre quarante talents d'or pour le voyage. un bon prix.
- Une aumône oui. Sûrement pas.
- Soixante ?
- Cent. Et payables d'avance.
- Ne plaisante pas, nous n'avons pas le temps.
Les mendiants avaient fini de lyncher leur victime qui gisait, la tête fracassée, dans la boue. Ils se congratulaient entre eux de leur aubaine sans un regard pour leur victime.
- Cent talents. Pas moins.
- C'est du vol !
- Tu as besoin de moi oui ou non ?
- Quatre vingt dix talents et on fait affaire.
- J'accepte. Nous partons quand ?
- Aujourd'hui si je peux.
- Combien d'autres gardes ?
- Un seul mais c'est un professionnel", mentit Orol.
- Un seul ? Tu me proposes le suicide ? Pars sans moi.
Orol s'étrangla de contrariété.
- Bon, cent talents et je te laisserai choisir un objet parmi une splendide collection d'objets d'art à la valeur inestimable que je viens d'acquérir.
Orol se mordit la langue au même moment. Feydran le regarda avec un regard inquiétant.
- Inestimable hein ? Bon, ça marche pour cent talents et un objet.
- Filons à l'auberge avant que ça ne devienne trop dangereux ici.
Orol et Feydran rasèrent les murs pour revenir à l'auberge relais où se trouvaient son autre garde, Laykos, et sa caravane maintenant réduite. Orol ne cessait de se demander si c'était une bonne idée d'avoir embauché Feydran. Par contre, il était sûr que c'était une erreur d'avoir vanté la richesse qu'il demandait à Feydran de garder.
Ils étaient maintenant à l'auberge et Orol fut confronté à un nouveau problème. La mort d'Ardhlas était confirmée et l'aubergiste ne voulait plus voir d'étrangers dans son établissement. Réputée pour abriter des marchands, son auberge risquait alors d'être la proie de pillards. Il voulait donc les voir déguerpir au plus vite.
Orol réussit à le convaincre de lui laisser encore la journée en lui graissant la patte avec une poignée de monnaie. Le propriétaire maugréa mais accepta.
Le palais fut incendié dans l'après midi. Nul ne savait par qui et pourquoi mais cela rajouta à la confusion qui régnait dans cette ville abandonnée maintenant aux guerriers qui y faisaient régner leur loi brutale. Les rapines, les meurtres et les viols devinrent le quotidien des habitants de Cherghan et cela le resterait jusqu'à ce qu'une tribu réussisse à prendre le pouvoir.
Orol tenta d'embaucher encore au moins un garde et un caravanier. Absolument personne n'accepta même lorsqu'il offrit des sommes qu'il n'aurait jamais imaginé proposer.
Il commençait à avoir sérieusement peur.
En fin d'après midi, une bande de pillards tenta d'enfoncer la porte de l'auberge. Orol, Laykos, Feydran ainsi que les clients Aerhians qui étaient là, aidèrent l'aubergiste à les repousser.
Les pillards traînèrent dans les alentours de l'auberge encore une heure, obligeant ses occupants à rester enfermés.
Lorsque la nuit tomba, l'incendie du palais n'était pas terminé. Les lueurs des flammes rajoutaient à l'ambiance sinistre de la ville.
L'auberge avait maintenant plus de points communs avec un donjon qu'avec un lieu pour voyageurs. Les portes et les fenêtres étaient barricadées et une demie douzaine de personnes montaient la garde en permanence.
L'aubergiste avait fait savoir à Orol qu'il devait partir le lendemain matin, à l'aube. S'il ne le faisait pas, l'aubergiste lui promit de le jeter dehors après l'avoir dépouillé. Orol eut beau flatter l'aubergiste, lui offrir encore de l'or, il ne voulut plus rien entendre.
De toutes manières, les autres clients Aerhians commençaient à lorgner sur lui avec insistance. Orol se doutait que même si l'aubergiste acceptait de le laisser rester, les autres clients ne tarderaient pas à s'en prendre à ses richesses.
Dans la nuit, d'autres incendies éclatèrent. Enfermés, les habitants de l'auberge ne savaient pas ce qui se passait, ce qui rajoutait à leur angoisse.
"- Feydran, y a un truc que je veux savoir, dit Orol.
Le marchand et ses deux gardes Aerhians étaient attablés, avec bière et herbe de Jazra. Aucun ne pouvait dormir tant l'anxiété était grande.
- Dis voir.
- Quand je t'ai rencontré, tu as dit que tu ne pouvais pas payer ton entrée. Ensuite, hier, je te propose de quitter la ville. Bien que cela soit une preuve de ton intelligence, je me demande qu'est ce que tu es venu faire ici ? Parce que si tu étais venu pour te faire embaucher comme garde au marché, je ne t'aurai pas croisé dans la rue, comme ça...
Fedyran sourit.
- Bon raisonnement. Autant te le dire de suite, j'avais de quoi payer.
Orol grimaça puis partit d'un rire franc.
- Tu m'as bien berné ! Mais dis moi pourquoi tu es venu.
Feydran but une longue gorgée de bière avant de répondre.
- Je suis venu ici pour me faire payer une dette. Mon problème est que le type qui me devait l'or était bien placé chez Ardhlas. Du coup, j'ai pensé qu'il allait dire aux gardes de l'entrée de guetter un voyageur isolé qui correspondait à ma description. Et comme je me posais la question de savoir comment entrer sans me faire remarquer, je t'ai vu arriver.
- Bref, tu m'as utilisé pour entrer sans éveiller les soupçons.
- C'est ça.
- Et tu as pu te faire payer ton or ?
Feydran exhiba une cassette en métal avec fierté.
- Et ton gars ne t'as pas posé de difficultés pour payer alors qu'il aurait donné des consignes de t'arrêter à l'entrée ? Il n'avait qu'à te faire tuer une fois chez lui s'il a tant de pouvoir.
- Il ne peux pas me faire tuer.
- Ah et pourquoi ça ?
- Il pouvait toujours tenter de m'éviter, au mieux, mais pas me faire tuer parce que s'il me tuait, un de mes amis lui aurait envoyé la tête de sa sœur sur un plateau.
- Otage ?
- Non, c'est sa femme.
- Toujours pratique d'être ami avec des gens de la famille de ses ennemis.
- C'est tout à fait ça."
Orol médita cette brève conversation. Feydran était, comme il avait commencé à le soupçonner, bien plus fourbe que ce qu'il laissait paraître.
Plus tard dans la nuit, il alla trouver son autre garde, Laykos, et lui demanda de jeter un œil sur Feydran. Il lui donna quelques piécettes supplémentaires pour ce travail.
Le jeune guerrier ne s'offusqua pas de cette tâche et empocha promptement la monnaie.
Orol n'avait pas dormi cette nuit là. Peu avant l'aube, il alla trouver ses gardes. Les deux étaient prêts au départ.
Ils passèrent discrètement dans l'étable ou se trouvait son dernier bœuf et ses deux ânes, attelèrent le chariot et se préparèrent au départ. Orol fit ouvrir la porte par l'aubergiste qui ne cacha pas son soulagement de les voir partir. Orol se dit que si, un jour, il devait revenir à Cherghan, il n'oublierai pas cette ingratitude à son égard.
Les rues de Cherghan étaient voilées par les fumées persistantes des incendies de la nuit. Le groupe vit beaucoup de corps dans les rues, en majorité des habitants massacrés.
Orol conduisait le chariot, Feydran et Laykos, les armes à la main, flanquaient la caravane.
Les combattants se reposaient de leur nuit de combats et de pillages et ils n'eurent aucune difficulté pour parvenir aux portes de Cherghan.
Là, ils tombèrent sur un groupe de guerriers de diverses tribus. Bien qu'ils soient théoriquement ennemis dans la lutte pour le pouvoir, ces scélérats s'étaient visiblement mis d'accord pour faire une trêve locale afin de rançonner tout ceux qui voulaient entrer ou sortir.
Orol frissonna. Son chariot contenait le butin payé par Ardhlas, les lingots de cuivre achetés aux Amalaens et il avait encore sur lui une petite somme en talents d'or et d'argent, fruit de la vente de ses bêtes. Les ânes portaient des charges légères et notamment la nourriture et du matériel pour établir un campement ou pour cuisiner.
Une grande brute à la barbe fournie portant l'insigne des Bestaren leur somma de s'arrêter et ils s'exécutèrent.
"- Y a un péage pour sortir. Tu transportes quoi marchand ?
"On y est", se dit Orol. Il racla le fond de sa gorge pour s'éclaircir la voix.
- Un lot d'ustensiles de cuisine et du minerai de cuivre.
Le Bestaren fit le tour du chariot, l'examinant.
- Montre.
Orol retint sa grimace. Il passa à l'arrière du chariot et invita l'homme à monter pour venir voir.
Ceci fait, il ouvrit la caisse contenant les lingots.
- Du minerai hein ? Ce sont des lingots ça. Tu me prends pour un crétin ?
- Oh non. Euh... Je n'avais pas réalisé la différence. Je suis marchand moi, pas mineur.
L'homme redescendit, toisa le groupe d'Orol. Au moins, il n'avait pas demandé à ouvrir les deux caisses contenant le butin d'Ardhlas.
- Bon... Le prix pour sortir au vu de tes marchandises est de dix talents par jambe.
Soixante talents. Cher cette sortie.
Orol fouilla dans sa bourse et réunit la somme qu'il tendit au guerrier.
- T'es marchand mais tu ne sais pas compter. Ça fait cent quatre vingt talents.
Orol le regarda incrédule. Le guerrier désigna les bêtes d'un large geste.
- Trois bestiaux, quatre jambes par bête, plus trois hommes avec deux jambes chacun. Ça fait dix huit.
Orol eut un rire nerveux.
- Tu plaisantes ?
Le guerrier sourit et désigna la ville qui fumait derrière Orol.
- Si t'as pas de quoi payer, tu peux toujours retourner en ville pour faire des affaires jusqu'à ce que tu aies la somme.
Les gardes des portes se mirent à rire. Laykos semblait lui aussi amusé par la remarque.
- Mais c'est du vol !, s'insurgea Orol
- Tout de suite les grands mots.
- Je n'ai pas cent quatre vingt talents !
C'était vrai. La monnaie de la vente d'un attelage et d'un âne avait peu à peu fondu. Tout d'abord en payant ses gardes Tenerrans puis dans les heures qui suivirent à l'auberge. La vente de ses dernières marchandises avait à peine suffit pour régler l'aubergiste et acheter du fourrage pour ses bêtes.
- C'est pas grave. On peut évaluer tes marchandises. On accepte les paiements par troc.
Il fallait absolument éviter que les gardes n'examinent les caisses du butin. S'il le faisaient, Orol était persuadé qu'ils prendraient tout par la force.
Il reprit la parole.
- Bon, écoute, on peut trouver un arrangement non ?
- Oui. Tu paies.
- Je t'offre cent cinquante talents. Pour cela, je te donne un des ânes et son paquetage qui contient une tente des plus solides et des piquets de métal qui ne se tordront pas, même si tu les enfonces dans le sol de la steppe en plein hiver. Tu vois, je suis généreux.
- Que veux tu que je fasse de ton âne ?
- Tu le revends ? Ou bien tu le manges !
- Non, je m'en fous de ton âne, de ta tente et de tes piquets. C'est quoi que tu as à part les lingots ? Du matériel de cuisine, c'est ça ?
Le guerrier revint vers le chariot, visiblement décidé à jeter un œil.
- Oui, voilà ! De cuisine ! Tu veux te transformer en femme que tu sois intéressé ainsi pour faire la cuisine ?
Les gardes de la porte éclatèrent de rire alors que le guerrier rougit de colère.
- Fait attention à ce que tu dis sinon tu vas te retrouver sous peu sans rien du tout, même pas ton pantalon.
- Je t'offre un âne et...", il hésita puis se résolut, "et les lingots de cuivre. Là, tu ne peux pas dire que ce n'est pas intéressant.
Le soldat réfléchit un moment, regarda ses compères qui semblaient acquiescer.
- Affaire conclue."
Donner les lingots représentait une perte de revenu sèche pour Orol mais dans sa situation, il songeait surtout à fuir Cherghan et sauver sa peau.
Feydran déchargea l'un des ânes pour mettre les paquets dans le chariots tandis qu'Orol débarqua avec une mine triste la caisse de lingots.
Les gardes de la porte acceptèrent alors d'ouvrir celle-ci et ils reprirent leur route.
"Quel pays de barbares", se dit Orol. Après quoi, il se promit de ne plus jamais venir commercer avec les Aerhians. Dans la minute qui suivit, il pensa aux affaires qu'il pouvait faire une fois que la guerre tribale serait terminée et décida que cette promesse avait été faite sous l'influence d'une émotion forte et ne devait pas être considérée comme importante.
Le groupe d'Orol avançait maintenant sur la route qui emmenait vers le sud, celle là même sur laquelle il avait rencontré Feydran en arrivant.
La ville de Cherghan fumait des incendies qui témoignaient que les combats avaient repris.
Aux abords de la ville, ils croisèrent quantité de fuyards, des citadins principalement mais aussi quelques marchands qui avaient pensé venir faire des affaires et qui se demandaient maintenant quoi faire.
Feydran et Laykos durent repousser constamment des chapardeurs mais aussi une famille qui avait visiblement décidé de déloger Orol de son chariot pour s'en emparer afin de fuir.
A peine à l'écart de la ville, ils purent voir des campements de guerriers tribaux qui observaient. Ils vivaient dans les alentours de Cherghan et la nouvelle de la mort d'Ardhlas leur était déjà parvenue. Les alliances et les trahisons devaient déjà se dérouler sous leurs tentes. Il n'était même pas sûr qu'ils soient intéressés pour prendre le pouvoir. Ils pouvaient très bien venir à la curée, pour piller Cherghan alors qu'elle n'était pas efficacement protégée. Ils discuteraient peut être d'allégeances plus tard mais se seraient emparés de richesses entre-temps.
Orol mena son attelage hors de la route. Il apercevait que celle-ci était gardée par des soldats. Nul doute qu'ils voudraient eux aussi le rançonner au passage.
Ce fut une mauvaise idée. C'était l'été dans la steppe, qui était généralement aussi sec que l'hiver était glacial. Pourtant, ces derniers jours, il avait plu avec régularité et le chariot d'Orol s'embourba. Alors qu'il peinait avec ses deux compagnons pour dégager le chariot, surgit une bande de citadins qui les avait visiblement suivis.
Ils étaient menaçants mais armés d'outils et sans protections. Ils ne paraissaient pas capables de tenir tête à l'un de ses gardes, individuellement, mais ils étaient décidés et désespérés.
Orol négocia avec eux. Au bout de quelques minutes, il leur donna son deuxième et dernier âne. En fait, ils avaient tout simplement faim et ce paiement les contentèrent.
Orol se dit que si la série continuait, il finirait effectivement sans son pantalon, comme l'avait menacé le garde de la porte.
Le spectacle était curieux. il devait y avoir autant de gens qui fuyaient la ville et ses combats que d'hommes venus pour arracher une part du gâteau qu'était Cherghan. Cela donnait un étrange croisement de fuyards et de guerriers.
Au soir, Orol ordonna une halte à l'écart de la route, sur un terrain sec masqué par des arbustes et les éternels buissons d'épineux de la steppe.
Malgré la luminosité qui déclinait, il examina avec attention l'essieu de son chariot. Il avait été par deux fois durement touché dans son voyage et il avait peur qu'il ne cède.
Orol estima qu'il pourrait encore tenir une bonne semaine si rien de fâcheux n'arrivait.
Orol et ses hommes mangèrent un repas froid. Tous étaient d'accord pour ne pas faire de feu afin de ne pas attirer l'attention. Avec la nuit, encore plus d'hommes en quête de brigandage sur les fuyards devaient traîner.
Celle-ci fut animée par les échos d'un combat à quelques centaines de mètres de leur campement. Ils ne distinguaient rien dans l'obscurité. La lune commençait à peine son nouveau cycle et elle n'éclairait pas assez.
Cela les tint en éveil presque deux heures jusqu'à ce que la nuit redevienne presque calme, juste troublée par les râles d'un blessé qui agonisait dans la steppe.
Le deuxième jour fut tristement semblable au premier. Des fuyards et des guerriers.
Laykos, censé surveiller Feydran, ne lui avait rien dit depuis leur départ. Orol pensait que le jeune guerrier se fichait totalement de cette mission.
La nature des combattants qui se dirigeaient vers Cherghan avait changé cependant. Orol apercevait distinctement les insignes tribaux portés par les hommes. Ceux là ne venaient pas pour piller mais pour s'emparer de la ville.
La guerre pour le pouvoir allait véritablement débuter maintenant et Orol souhaitait en être le plus loin possible.
C'est dans l'après midi, sous une bruine légère qui glaçait les hommes, qu'Orol tomba sur la caravane de Syrdan. il distinguait le marchand grâce à ses habits bariolés de couleurs qui tranchait au milieu de la saleté des Aerhians qui l'entouraient.
Le Bastrian avait arrêté ses attelages sur la route et semblait en plein commerce avec des guerriers Brodens en nombre qui se dirigeaient vers la ville.
Orol saisit sa chance et alla le trouver.
"- Syrdan ! Syrdan ! Quelle chance que nous nous rencontrions !
Syrdan stoppa sa discussion pour regarder Orol avec un air amusé.
- Chance ? Peut être pour toi uniquement alors.
- Non, pour nous deux, ami coloré. Les temps sont durs pour des marchands pris dans la guerre. Je t'avais prévenu, te souviens tu ?
- Oui, dix poignées de Calua, si je me souviens bien.
- Ne soit pas si matériel. J'ai l'impression d'avoir affaire à un connétable du trésor royal Tenerran.
- Ils sont performants je crois, n'est ce pas.
Orol fit la moue.
- Oui, un peu trop.
- Que veux tu encore, Orol ?, dit le Bastrian d'une voix mielleuse.
- Et bien", Orol montra la steppe d'un ample mouvement du bras, "je pense qu'il serait profitable à toi comme à moi de faire la route ensembles. Les Aerhians sont inconstants. Ceux avec qui tu parles maintenant te poignarderont peut être cette nuit. Il est donc nécessaire que nous unissions nos forces afin de protéger nos intérêts mutuels !
Orol était très satisfait de ses arguments. Syrdan regarda le chariot unique d'Orol, ses deux gardes.
- Je ne vois pas tes forces. Tu as pensé à les prendre en partant ?
- Ne soit pas médisant. Laykos et Feydran sont deux experts du combat. Ils m'ont coûté une fortune mais je suis très satisfait car ils sont deux guerriers très réputés pour leurs prouesses.
- Comment tu dis ? Leikosh et Feydram ? Jamais entendu parler.
- Laykos. Feydran. Que tu ne les connaisses pas ne m'étonne pas. Je doute que beaucoup de guerriers Aerhians fréquentent quelqu'un habillé comme toi. De fait, tu n'y connais rien.
Syrdan balaya la pique d'un geste méprisant et se désintéressa de lui.
Orol ne lâcha pas prise, cependant.
- Ne sois pas stupide. Tu as besoin de mes guerriers.
- Rappelle moi, Orol. Si je me souviens bien, tu es venu me réclamer des guerriers et maintenant tu m'expliques que j'ai besoin de tes deux pouilleux ?
- A ce moment là, je ne les avais pas encore à mon service, lâcha Orol d'une traite.
- Cela suffit Orol. Je commence déjà à me lasser de te dire de dégager.
- Tu refuses là une opportunité unique de t'assurer un voyage sous la meilleure des protections, Syrdan ! Tu devrais être plus perspicace pourtant, tu es marchand ! Et comme Syrdan ne l'écoutait plus, il conclut.
- Enfin, perspicace... Déjà en matière d'habits, tu as du travail...
Le Bastrian eut un rire mauvais.
- Bon, fiche le camp sinon je t'envoie mes gardes pour te couper le nez. Et je ne plaisante pas."
Orol haussa les épaules et, frustré, fit poursuivre son attelage au delà de ceux de Syrdan.
Ce dernier était bel et bien en train de commercer avec les Brodens.
"Ce bouffon leur vend des armes ?! Il a acheté des armes à Cherghan ?". Secrètement, Orol admit que c'était un très bon moyen de s'enrichir lorsqu'on sait qu'une guerre va éclater. Lorsqu'il se souvint que c'était lui qui en avait informé Syrdan, il se dit que la solidarité marchande devait avoir des limites : celles de la concurrence. La prochaine fois, ce serait lui qui vendrait des armes et Syrdan qui se traînerait sur son pauvre chariot, perdu dans la steppe infestée de pillards.
Quatre jours déjà qu'Orol avait quitté Cherghan. Même s'il voulait utiliser la route, il ne le pouvait pas. Il y avait régulièrement des guerriers Aerhians qui remontaient vers la ville.
Il dut alors suivre une piste plus ou moins parallèle mais avait la douloureuse impression de se traîner. Ce n'est que lorsqu'on est pressé que l'on se rend compte qu'un chariot à bœuf ne va pas très vite.
Orol faisait et refaisait des calculs dans sa tête. Il avait perdu beaucoup dans cette histoire. Il ne lui restait plus que le butin payé par Ardhlas. Il doutait que celui-ci vaille mille talents d'or. Il n'osait ouvrir les caisses pour faire sa propre estimation de peur que ses gardes ne décident de s'en emparer.
Le marchand essayait de trouver parmi ses connaissances qui serait susceptible d'être assez naïf pour payer un bon prix de ce tas d'objets.
C'est à la pause de l'après midi qu'un détail vint troubler les spéculations commerciales d'Orol.
Il observait distraitement Feydran tout en réfléchissant. C'est alors qu'il remarqua que le guerrier était finalement fort bien armé.
En effet, Feydran était en train de nettoyer sa quatrième arme. Après son long cimeterre, un poignard et une lame courte et courbe, il était maintenant en train s'occuper d'un coutelas visiblement forgé pour être lancé.
Un tel armement était peu courant pour un guerrier Aerhian qui étaient généralement trop pauvres pour avoir plus de deux armes. La poignard était, d'autre part, soigneusement ciselé. "Une arme de chef", pensa Orol.
En d'autres termes, Feydran était bien plus, effectivement, que ce qu'il laissait croire.
Un guerrier disposant d'un tel armement devait, logiquement savoir s'en servir. Et si Feydran savait manipuler toutes ces armes, il devait, fait amusant, sans doute être un très bon combattant, comme Orol l'avait prétendu à Syrdan. Donc, que faisait-il avec un marchand à potentiellement ruiné et qu'était il venu faire à Cherghan pour en repartir presque aussitôt ?
Orol avait proposé cent talents et un objet du butin à Feydran comme gages pour le voyage. Or, Feydran ne s'était absolument pas intéressé à l'objet et faisait visiblement confiance à Orol pour le paiement.
Pourtant, Feydran n'avait pu que constater qu'Orol avait été en peine pour payer les portiers à la sortie de la ville.
C'était bien la première fois qu'un guerrier acceptait de travailler pour un marchand visiblement en difficulté.
Un lourd sentiment de menace commençait à étreindre le cœur du marchand.
Coïncidence, c'est à ce moment que Feydran tourna la tête vers lui et le gratifia d'un sourire amical.
"Ce type pue", pensa Orol, "Je dois savoir ce qu'il en retourne sinon ça va mal aller pour moi".
Le soir venu, Orol confia à Feydran le soin d'inspecter les alentours du site qu'il avait choisi pour le campement de la nuit.
Dès que le guerrier se fut éloigné suffisamment, Orol interpella son autre garde.
"- Laykos, préviens moi lorsque Feydran revient."
Le jeune garde acquiesça.
Orol fonça au chariot. A l'intérieur se trouvait les effets personnels de Feydran. Il ouvrit une à une les besaces du guerrier sans rien remarquer de notable mis à part ses armes.
Puis, il vit la cassette.
Il tenta de l'ouvrir mais celle-ci était fermée à clé. Il saisit le coutelas de Feydran et tenta de forcer l'ouverture avec celui-ci, en vain. La cassette résistait.
Persuadé que l'on pouvait l'ouvrir ainsi, décidé à tirer l'affaire au clair une fois pour toutes, il se résolut à appeler Laykos.
"- Laykos, viens ici.
Le garde s'approcha, interrogateur.
- Tiens, prend ce couteau et fait moi péter cette boîte.
Laykos s'exécuta sans poser des questions. Après quelques efforts, la fermeture de la boîte céda et elle s'ouvrit à la volée.
Dans la cassette se trouvait une main humaine, tranchée. A cette main brillait un anneau d'or qu'Orol connaissait. Celui d'Ardhlas, l'anneau tribal de l'ouest de la steppe.
Orol et Laykos se regardèrent d'un air incrédule.
- Petits fouineurs, fit la voix de Feydran derrière eux.
Orol se retourna juste à temps pour voir Feydran frapper Laykos à la tête avec un bâton de marche.
Le jeune garde s'effondra comme un sac, assommé par la violence du coup.
Orol regardait Feydran avec de grands yeux.
- Ramasse de type, Orol. J'ai du travail pour toi.
Il menaçait Orol de ce simple bâton mais cela suffit.
Orol fit descendre le corps inerte de Laykos du chariot.
- Assied le contre une roue et lie lui les mains, au dessus de sa tête, et fermement. Je te surveille.
Feydran avait maintenant un regard mauvais, chargé de menaces. Orol prit l'une de ses cordes et attacha le jeune Laykos à une roue du chariot comme Feydran lui avait demandé.
- Dans quelle histoire tu m'as foutu, Feydran ?
- Tu n'étais dans rien du tout. Je ne t'ai pas forcé à venir fouiner dans mes affaires. Je ne te plaisais pas comme garde ?
- Tu sais bien de quoi je parle.
Feydran soupira.
- Assied toi bien en face de moi et ne bouge plus, je dois réfléchir.
Feydran resta silencieux un long moment puis parla à nouveau.
- T'es vraiment pénible, Orol. Je comprends que Syrdan t'ai envoyé balader.
- Tu as compris notre conversation ?
Orol et Syrdan avaient parlé dans la langue de Tenerra.
- Oui. J'ai bien aimé ton couplet sur la vaillance de tes deux gardes. J'y ai presque cru.
- Syrdan non.
- Il est plus prudent que toi.
- Ce n'est pas en étant prudent qu'on devient riche.
- Ah ? Tu te sens riche là, sur l'instant ?
Orol ne répondit pas.
- Ecoute, petit marchand. Nous avions un arrangement. Je gardais ta caravane miteuse et toi tu me payais. Je n'ai pas fait de difficultés mais toi, oui. Alors, comment dois je te punir ?
- On peut négocier un accord ? Un paiement ?
- Avec quoi ? Le butin d'Ardhlas ?
- Ah... Tu sais cela ?
- Oui, ta visite au palais ne m'est pas inconnue. Un certain Thirdian m'en a parlé.
- Bon alors si tu sais tout sur moi, tu sais ce que tu peux exiger de moi donc énonce ton offre, on règle cette affaire et on se sépare bons amis.
- Je pense que tu devrais arrêter de faire le comique, Orol.
- C'est Syrdan le comique, pas moi.
Feydran se leva et commença à avancer vers Orol. Ce dernier recula, effrayé.
- Bien bien ! Je me tais !, fit Orol en écartant les bras, résigné.
Laykos commençais à reprendre conscience. Feydran se détourna du marchand Tenerran et alla le voir.
Le jeune guerrier tentait de comprendre ce qui lui arrivait. Il regarda, incrédule, Feydran et Orol.
Feydran le saisit par la chevelure et lui redressa la tête.
- Dis moi, Laykos, à qui appartient ton cœur ?
Orol reconnut la formule Aerhian qui servait à demander à qui l'on prêtait allégeance, qui était le seigneur d'un guerrier.
Laykos déglutit et observa à la dérobée Feydran avant de répondre.
- Mon seigneur est Ashorg, de la tribu Amalaen...
Feydran éclata de rire.
- Bien répondu mon ami ! Je vois que tu es observateur lorsque ta vie ne tient qu'à un fil.
Il exhiba son médaillon de cuivre, symbole des Amalaens.
- Malheureusement, je ne suis pas un Amalaen, ce médaillon ne me sert qu'à tromper les curieux. Or, comme mon seigneur est Aelan, ta tribu est mon ennemie.
Laykos roula des yeux paniqués en direction d'Orol qui choisit prudemment de détourner le regard de la scène.
Feydran dégaina sa longue lame courbe et recula d'un pas. Il observa un instant Laykos qui soutint son regard puis frappa de taille le bras droit du captif.
La lame trancha net le bras de Laykos au niveau du coude et le sang se mit à gicler tout autour alors que Laykos poussa un long cri de douleur et de détresse.
Feydran recula avec un air satisfait alors que le mutilé se débattait pour s'arracher de la roue du chariot à laquelle il était attaché.
Alors que Laykos se vidait de son sang en hurlant de douleur, Feydran se retourna vers Orol qui sentit la peur étreindre sa poitrine.
- Que vais je faire de toi, Orol ?, fit Feydran d'un air préoccupé.
Orol n'osait pas répondre.
Durant les quelques minutes qui suivirent, Feydran resta assis face à Laykos qui agonisait, contemplant la mort du jeune guerrier.
Ce ne fut que lorsque Laykos cessa de bouger que Feydran s'adressa à Orol.
- Comme tu viens de le voir, donner la mort ne me dérange absolument pas. Donc, si tu m'ennuies, Orol, je te tue. Je serais moins clément qu'avec Laykos et je te promet que je ferai de ton agonie quelque chose de long et douloureux.
Il prit une profonde inspiration et poursuivit.
- J'avais l'intention de t'accompagner un temps sur la route de Tener puis de partir vers l'est de la steppe. Comme il n'est plus nécessaire maintenant pour moi de jouer cette mascarade auprès de toi, nous allons aller tous les deux jusqu'à la ville de Govak où Aelan m'attend.
- T'es tombé sur la tête ?", ne peut s'empêcher de dire Orol, "Tu crois que je vais accepter de venir avec toi ?
- Ta vie ne t'appartient plus, Orol, je suis désormais la main qui guide ton destin. Les esprits veulent que tu ailles à Govak avec moi sinon rien de tout cela ne serait arrivé. Et j'ai un projet pour toi.
Le marchand haussa les épaules.
- Pas de salades sur la destinée avec moi, s'il te plaît. Cela marche peut être avec tes congénères mais pour moi, cela a autant de...
Feydran fut sur Orol en deux enjambées et le gifla violemment, l'envoyant rouler au sol.
- Et là ? Tu as senti la main du destin, Orol ?
Le marchand se releva, étourdi, et se massa la mâchoire.
- Je commence à comprendre ton point de vue mystique, dit-il avec aigreur.
- C'est bien. Alors détache le cadavre et jette le dans un trou un peu plus loin."
Orol fit ce que Feydran avait ordonné et il traîna le corps de Laykos à l'écart du campement.
L'heure qui suivit fut très éprouvante nerveusement pour le marchand. Feydran et Orol n'échangèrent pas une parole.
Si Orol avait fini par admettre qu'il était contraint de suivre Feydran là ou ce dernier avait l'intention d'aller, leur nouvelle relation n'était pas encore définie. Le marchand craignait notamment que Feydran, pris d'une subite lubie, ne le tue lui aussi. Le marchand ne savait pas comment se comporter.
Il ne parvint pas à s'endormir, ressassant sans cesse les évènements depuis sa rencontre avec Feydran et son arrivée à Cherghan. Feydran, lui, faisait mine de se reposer mais Orol sentait bien le regard suspicieux de l'Aerhian. Aucun des deux ne faisait confiance à l'autre.
La nuit était maintenant fort avancée. Orol était allongé contre son chariot, sous d'épaisses couvertures. Feydran était assis non loin, pensif. Le feu de camp mourant éclairait le visage du guerrier Aerhian, rajoutant une lueur sinistre à ses traits.
"- Feydran... Tu travailles réellement pour Aelan ?
Le guerrier tourna lentement la tête vers Orol.
- Pourquoi cette question ?
- Ce type est fou. Je trouve cela dangereux.
- Aelan est juste un peu lunatique.
Orol fut surpris de la réponse.
- Lunatique ? Tu me parles bien du gars qui a fait empaler ses parents ?
Feydran fit une moue désolée.
- Hmm... Oui. C'est vrai que son sens de la famille n'est pas très développé.
Orol se dit que Feydran devait être aussi fou que son patron.
- Tu as tué Ardhlas ?
- Pas du tout. Je lui ai juste tranché la main droite. Bon, je l'ai un peu abîmé, c'est vrai, mais qui accepterait de perdre une main de bonne grâce ? Cependant, il était vivant lorsqu'on s'est quitté.
- Mais j'ai entendu dire qu'il avait été lardé, presque coupé en morceaux.
- Fort probable. Un chef de guerre qui ne peut pas tenir d'arme, c'est peu apprécié. En fait, je pense que ce sont ses propres guerriers qui ont achevé le boulot. Le pauvre type a du pleurer pour avoir leur pitié.
L'idée semblait amuser Feydran.
- Mais c'est comme si tu l'avais tué ! Tu savais ce qui allait se passer.
- Oui, mais entre le moment où je suis parti et sa mort, Ardhlas a du vider ses intestins sur le sol, de peur. Et ça me fait beaucoup rire d'imaginer sa tête à ce moment là.
Et effectivement, Feydran se mit à rire.
- Tu me dégoûtes.
- C'est une réaction que je provoque souvent."
Ecœuré, Orol se rallongea sous ses couvertures et la conversation se termina là. Toutes sortes de pensées tournoyaient dans son esprit et il ne put trouver le sommeil que peu avant l'aube. Il n'aurait pu dire si Feydran avait dormi ou s'il l'avait surveillé toute la nuit.
Le lendemain, Feydran obligea le marchand à conduire son attelage droit vers l'est, quittant la piste qui menait vers Tener et qu'ils avaient suivi jusqu'à ce jour. Orol conduisait le chariot avec Feydran à ses côtés. Le guerrier semblait peu attentif à ce qu'il se passait mais le marchand avait appris à ce méfier de cet homme.
Orol était à court d'arguments à présenter en sa faveur au guerrier Aerhian et il redoutait de provoquer une réaction violente. Il préféra se taire ce que Feydran sembla apprécier.
Alors, ce fut une journée maussade. Les deux hommes échangèrent très peu de paroles alors que le chariot avançait péniblement à travers la steppe. Orol se contenta de faire remarquer que l'essieu ne supporterait pas longtemps un trajet hors d'une route ou d'une piste mais Feydran s'en fichait.
Ils voyagèrent ainsi dans le silence durant deux jours, seuls au milieu de la steppe. Orol se demandait par quel miracle Feydran se repérait dans le paysage monotone et il lui vint soudain l'idée qu'ils avançaient au hasard mais il n'osa pas poser la question.
Au matin de troisième jour après l'exécution de Laykos, ils virent des fumeroles au loin.
"- Un village en train d'être pillé, sans doute, lâcha laconiquement Orol.
- Nous y allons.
- Je me doutais que tu allais dire ça. Tu veux nous faire tuer ? Je refuse d'y aller.
Fedyran lui montra la paume de sa main droite, ouverte.
- Tu veux que la main du destin te guide une fois encore ?
Orol baissa les yeux, résigné.
- Nous y allons."
Effectivement, il s'agissait d'un village Aerhian qui achevait de se consumer. Mais heureusement pour eux, d'après Orol tout du moins, les pillards étaient partis depuis longtemps.
Le spectacle était macabre. Les habitants avaient été assassinés, leurs corps suspendus par les pieds à des potences de fortune et leurs têtes tranchées formaient une effroyable petite pyramide sanguinolente au milieu des huttes. Quelques chiens de steppes attirés par l'odeur rôdaient. Certains se disputaient des restes manifestement humains.
Une quarantaine de personnes avaient été tuées là. Des hommes principalement mais aussi quelques femmes mais aucun enfant. Orol supposait que la majorité des femmes et les gosses avaient été emmenés en esclavage.
Feydran sauta à bas du chariot et se mit à courir au milieu de la sinistre mise en scène puis se mit à clamer.
"- Hiya !!! Les troupes de mon seigneur Aelan sont passées ! Elles sont en route pour Cherghan ! Gloire à Aelan, gloire au conquérant !
Il exultait d'une joie impie qui fit frissonner Orol. Le Tenerran contempla Feydran sauter de joie en allant de cadavres en ruines tout en lui montrant les terribles trophées.
- T'es vraiment aussi fou que ton Aelan, Feydran !
Ce dernier, hilare, revint vers le chariot.
- Tu n'aimes pas l'atmosphère de victoire, Orol ?
- Quelle victoire ? Tu es en train de te réjouir de ce carnage infâme !
Feydran prit une mine déçue.
- C'est ainsi lors de guerres et je ne me plains pas de voir mes ennemis morts.
- Vous êtes des bêtes, vous les Aerhians !, cracha Orol, plein de mépris.
- Des bêtes ? Dis moi, est ce ma mémoire qui flanche ou bien c'est effectivement l'un de vos rois qui a catapulté des cadavres par au dessus des murailles d'une ville qu'il assiégeait pour provoquer des maladies ?
Orol fut indigné.
- Ce n'est pas pareil ! C'était des ennemis morts au combat ! Ce que l'on pouvait faire de leurs corps devait peu leur importer !
L'Aerhian eut un sourire.
- C'est ce que j'aime en toi, Orol, cette mauvaise foi qui te permet de tout justifier. Nous sommes semblables sur certains points.
- Sûrement pas !
- Tu crois ? Je suis sûr que si tu étais seul, tu ne dédaignerais pas voir s'il ne resterait pas quelque chose à piller ici.
- Je suis un marchand honnête ! Pas un détrousseur de cadavre.
- Pas encore Orol, pas encore. Mais il suffirait de peu, j'en suis sûr.
Orol haussa les épaules en signe de négation.
- Bon, et qu'est ce qu'on fait maintenant, Feydran ? On fait crever le bœuf à courir derrière les troupes de ton cher Aelan ?
- Non, nous allons toujours à Govak. Aelan m'y attend.
- Pourquoi ne va-t-il pas à Cherghan avec ses soldats ? Il a peur ?
- Ce n'est pas encore le moment, petit marchand. Lorsqu'il viendra à Cherghan, il aura l'anneau des tribus de l'ouest. Comme ses troupes seront déjà présentes, il forcera Cherghan et les tribus à le reconnaître comme leur seigneur. Alors, il aura unifié les tribus occidentales et orientales et le royaume d'Aerhis renaîtra.
- Faire renaître un tas de boue, magnifique projet.
- Surveille tes paroles, Orol, sinon la main du destin va devoir les corriger.
- Très drôle... Où allons nous maintenant ?
- Nous poursuivons. Droit à l'est.
- J'espère que tu sais où tu nous emmènes.
- Si mes infos sont bonnes, je pense que nous devrions arriver demain à une étape intéressante.
Orol, commençant à connaître Feydran, jugea que cette affirmation n'avait rien de réjouissant.
- Si ton étape s'est faite rasée par les hommes de ton seigneur, cela promet d'être intéressant effectivement."
Feydran lui répondit par un sourire énigmatique.
Il ne parvinrent pas le lendemain à l'étape attendue par Feydran. Ce dernier, contrarié, finit par admettre qu'il devait s'être trompé dans son orientation mais continua à affirmer qu'ils en étaient proches.
Le surlendemain, Feydran découvrit une piste en mauvais état, affirma que c'était la route qu'il cherchait et ils se mirent à la suivre.
Le soleil déclinait derrière eux lorsque Feydran repéra un monticule surmonté d'une petite bâtisse à l'horizon.
Ils se dirigèrent alors vers là. L'impatience nouvelle de Feydran inquiétait le marchand Tenerran.
Il appréhendait ce qu'ils allaient trouver.
"- C'est quoi cette baraque ?, demanda Orol.
- Un monastère.
Orol eut peur de comprendre.
- Ne me dis pas qu'il s'agit de l'un des fortins de ces Moines de la Mort !!
- Si.
Orol lâcha la bride de son chariot et leva les bras au ciel dans un geste d'exaspération.
- Mais qu'est ce que c'est que ce pays de fous ! Y a pas un truc normal chez vous ? Une auberge ? Un relais ?
- Les Moines nous donneront de l'aide.
- A toi, oui, j'imagine. Vu ton attitude, je suis sûr qu'ils te considèrent comme l'un de leur plus fervents adeptes !
- Tu ne les connais pas alors ne dis pas de sottises.
- Je ne les connais pas certes mais rien que le fait que tu imagines qu'ils peuvent t'aider me donne un bon aperçu de leur mentalité dérangée. Ne comptes pas sur moi pour aller là bas !
Feydran lui montra son poing.
- Oui, je sais... La main du destin..."
Et il dirigea le chariot vers le fortin sans dire un mot de plus.
Le monastère des Moines de la Mort Glacée n'était qu'une sorte de gros manoir fortifié mais en mauvais état. Orol doutait que les Aerhians l'aient bâti. Selon lui, les Aerhians ne se seraient jamais encombrés de ramener les pierres de taille nécessaires à sa construction jusqu'ici, en pleine steppe. Il pensa alors plutôt à un édifice construit lors d'une guerre des Aerhians contre leurs voisins. Probablement les Arinlins, voisins à la fois des Aerhians et des Tenerrans.
En approchant de l'entrée, Orol aperçut des rangées de pieux sur lesquels étaient fichés des crânes humains, nettoyés par les intempéries, les charognards et les insectes.
"- C'est amical. On se sent tout de suite à l'aise, laissa tomber Orol.
Au fur et à mesure qu'ils approchaient de la bâtisse, Orol crut entendre des râles, des plaintes. Il avait pensé tout d'abord qu'il n'entendait que le vent qui courait la steppe mais il fut bientôt convaincu que cela n'était pas le cas.
- C'est quoi ces gémissements, demanda Orol à son compagnon.
- Le Chant des Morts. Enfin c'est ainsi que les Moines appellent cela. Je dirai plus simplement : les gémissements des morts.
- Et les Moines s'amusent à gémir comme ça tout le temps ? C'est plaisant...
- Tu n'as pas compris. Ce sont vraiment les morts qui geignent ainsi.
Orol frissonna à cette perspective mais n'y croyait toujours pas.
Après que Feydran ait interpellé un éventuel portier, la lourde porte du manoir s'ouvrit et deux Moines apparurent.
Ils étaient vêtus d'habits gris et noirs, "sans doute une question de propreté" se dit Orol, et portaient de lourds fouets cloutés à leur ceinture. Leurs visages avaient la couleur de la cendre et étaient émaciés.
- Je suis Feydran, initié de la Main Rouge et au service du seigneur Aelan, roi d'Aerhis, prononça impérieusement le guerrier.
A l'appui de ses paroles, il sortit son poignard ciselé qu'il présenta aux Moines, comme une sorte de laisser passer.
L'un des Moines prit le poignard et l'examina avec attention. Il le tendit à son compère qui fit le même examen.
- Tu peux entrer, Feydran.
Le Moine rendit le poignard.
Le guerrier désigna Orol d'un geste du menton.
- Lui est mon esclave. Acceptez le aussi dans votre enceinte.
Orol pensa tout d'abord à s'indigner devant ce qualificatif puis se ravisa et garda le silence.
- Il peut entrer aussi, avec votre attelage.
Feydran indiqua d'un geste de la tête à Orol de faire avancer le chariot dans la cour du manoir fortifié.
Les gémissements étaient maintenant nettement perceptibles et il était impossible de les confondre avec le vent.
Le sol de la cour était jonché de fragments osseux dont Orol se refusa à identifier l'origine. Des piloris et des potences parsemaient l'endroit et des chaînes se balançaient doucement en cliquetant.
- De mieux en mieux, rappelle moi d'éviter l'étape lorsqu'on partira, glissa Orol au guerrier.
Les gémissements perpétuels ne rendaient pas qu'Orol nerveux et le bovin aussi était inquiet, la sueur trempant ses flancs.
Le marchand et le guerrier mirent pied à terre.
- Feydran, faut que tu comprennes qu'on ne pourra pas aller loin avec ce chariot dans la steppe. Un chariot, c'est fait pour aller sur les routes, les pistes à la rigueur, pas dans les fondrières et les ravines. Du coup, je suis au regret de te dire que nous allons devoir nous séparer. Comme je vois que tu as retrouvé des amis hospitaliers, il est maintenant temps que nous mettions fin à notre association. Alors, sans rancune et à une prochaine fois !
Et il tendit la main à Feydran en signe d'adieu.
- Tu restes avec moi, Orol. Je t'ai dit que j'avais un projet pour toi.
Le marchand prit un air faussement étonné.
- Je pensais que tu voulais dire que tu avais besoin de moi pour t'amener jusqu'à cet endroit, charmant au demeurant.
- Tu viens avec moi à Govak.
- Mais qu'est ce que tu veux que j'aille foutre à Govak !!!
- Ton métier, enfin plus ou moins.
Cette fois, Orol fut réellement surpris.
- Que veux tu dire ?
- Tu le sauras lorsque je te le dirai.
- N'imagine même pas que je vais accepter de travailler pour toi ou Aelan !
- Pourquoi ? Tu te sens supérieur à nous ?
- C'est une évidence !
- De la part d'un marchand qui s'implique dans divers trafics, se fait payer pour éviter à son ami de se retrouver coincé dans une guerre, cherche à débaucher ensuite les gardes de cet ami et ment comme il respire, je trouve cela amusant. Les outils que tu as ramené à Ardhlas, tu croyais que c'était pour forger des fers à cheval ?
- L'usage des marchandises par mes clients ne me concerne pas. De plus, Syrdan n'est pas mon ami, à la limite juste un concurrent pittoresque.
- Ben voyons. Tu n'hésite pas à profiter d'une guerre qui s'annonce et tu te trouves supérieur à nous ?
- Je n'irai pas avec toi, dit d'un air décidé un Orol vexé.
- Dans ce cas, je vais être obligé de faire sortir tes tripes de ton ventre avec ce poignard.
Comme Feydran joignit le geste à la parole, Orol recula précipitamment en agitant les bras devant lui.
- Non non ! Je viens de me souvenir que j'ai toujours voulu voir Govak, la ville aux mille senteurs dont on loue la splendeur jusque dans la plus humble des porcheries. Je suis sûr que je pourrai y prospecter en vue de futurs marchés.
- Ah ?", Feydran rangea son poignard, "Cela tombe bien alors ?
- Tout à fait..."
Les deux hommes abandonnèrent le chariot aux Moines qui en détachèrent le bœuf. Orol s'attarda au maximum, inquiet pour le butin qui s'y trouvait et dont il suspectait les Moines de vouloir s'en emparer dès qu'ils l'auraient découvert. Mais sur la pression insistante et parfois physique de Feydran, il accepta de le suivre à l'intérieur du bâtiment principal du manoir fortifié.
"- Euh... Feydran... J'ai une question.
Le guerrier soupira.
- Te tairas tu un jour ?
Orol leva les yeux au plafond, d'un air vexé.
- Pourquoi les Moines portent ils tous des fouets ?
- A cause des morts.
- Ils chassent les fantômes avec ?
- Non, les morts qui sont dans les catacombes.
Orol regarda le sol, perplexe, et Feydran poursuivit son explication.
- Tous les fortins des Moines possèdent des catacombes, soit qu'ils ont creusées eux mêmes, soit qui existaient déjà puisqu'ils construisent occasionnellement au dessus de tertres mortuaires. Les Moines y mettent les cadavres qu'ils trouvent et eux mêmes lorsqu'ils meurent. Les Moines sont des gardiens pour tous ces morts mais ceux-ci ont continuellement faim. Ils veulent boire le sang des vivants, manger leur chair, pour se réchauffer. Alors les Moines portent ces fouets cloutés et lorsqu'ils descendent dans les catacombes, ils en frappent les morts pour qu'ils les laissent passer.
Orol arrêta de marcher et regarda les deux Moines avec eux d'un air horrifié. Ces derniers gardaient le silence et ne semblaient pas assez intéressés pour s'expliquer eux mêmes.
- Tu veux dire que les Moines sont des nécromanciens ??
- Il y a longtemps, peut être. Maintenant, la majorité des monastères n'ont plus de Moines qui connaissent les secrets pour ranimer les morts. Mais comme ils jettent parfois des vivants en pâture aux morts, une fois ceux-ci dévorés, ils vont grossir les rangs des habitants des catacombes. C'est pour ça qu'il y a toujours des morts qui se baladent dans les sous sols alors que presque tous les Moines ont oublié le secret pour les animer.
- Mais pourquoi font-ils tout ça ?
- Ils aiment les morts, ils les respectent, ils les distraient. Les morts sont nos ancêtres, Orol. Et ce n'est pas parce que lorsqu'ils marchent parmi nous, ils sont affamés et assoiffés qu'ils ne sont plus nos ancêtres.
- C'est...", Orol buta pour exprimer sa pensée, "... incompréhensible.
Feydran regarda les Moines et Orol crut distinguer une expression de compassion.
- Moi je les comprend.
- Oui mais toi, tu es taré, Feydran."
Il suivirent les Moines jusqu'à des cellules d'habitation sobres à souhait. Orol protesta contre l'idée de partager la cellule de Feydran mais ce dernier sut se montrer une fois de plus convaincant.
Le marchand maugréait contre l'austérité de la cellule, deux paillasses sur des socles de pierre en guise de lit, une lucarne pour s'aérer et un pot de chambre pour seul mobilier, lorsque Feydran lui annonça qu'il allait discuter avec les Moines, seul.
Orol fut donc enfermé dans sa cellule par le guerrier. La lucarne, fort haute et barrée, ne lui laissait aucune chance de s'échapper. Il était à la merci de Feydran et des sinistres Moines qui dirigeaient cet endroit maudit.
Il tourna sans relâche dans la pièce, en se demandant ce qu'il avait bien pu faire pour se retrouver dans une telle situation. L'idée d'aller à Govak et, avait il bien entendu ?, travailler au profit d'Aelan lui paraissait être la chose la plus saugrenue qu'il ait entendu depuis longtemps.
Il s'allongea et chercha à s'endormir mais les plaintes qu'il entendait perpétuellement l'empêchèrent de trouver le sommeil.
A force de penser aux affirmations de Feydran au sujet des catacombes sous lui, il commença à prendre peur, imagina des doigts fantomatiques l'effleurer, sentir le souffle froid des morts sur son visage.
A deux reprises, il bondit de sa paillasse, certain d'avoir entendu quelqu'un chuchoter dans la pièce.
Lorsque Feydran revint, Orol fut presque soulagé de se retrouver en compagnie de l'assassin.
"- Alors, la soirée a été bonne ?", dit Orol.
- Oui, on peut dire, répondit Feydran qui se prépara pour la nuit.
Orol attendit d'en savoir plus mais l'Aerhian ne semblait pas disposé à lui parler spontanément.
- Et ? Il se passe quoi ? Dis moi.
- Un de mes amis est ma recherche. Nous allons l'attendre ici car je suppose qu'il va repasser et repartiront alors vers Govak avec lui.
- Ici ? Dans cet endroit hanté ?
- C'est la demeure des ancêtres des Aerhians. Je ne considère pas ce lieu hanté. Il appartient aux morts et c'est leur droit.
- On peut voir ça comme ça. Si ton ami ne repasse pas ?
- Alors, nous partirons seuls sans lui.
Orol soupira.
- Et qui est il ?
- Son nom est Lorn. Il est au service d'Aelan, comme moi.
- Je m'en doutais un peu. Mais cela veut il dire que c'est un assassin comme toi ?
Feydran eut un regard qu'Orol ne put déchiffrer.
- Pas tout à fait comme moi, non, bien que tu ne sauras jamais comprendre la différence. Lorn est un meurtrier. Il est un ancien brigand à la férocité qui fut réputée dans l'est de la steppe. Il aurait sans doute pu devenir un seigneur local s'il en avait eu l'ambition. Mais après s'être attaqué à quelques alliés d'Aelan, il y a plusieurs années, il a fini par devenir gênant pour mon seigneur. Alors, Aelan a fait capturer Lorn.
- Et Lorn a retourné sa veste dans la foulée et travaille pour Aelan maintenant. Typique pour un Aerhian.
- Presque. Lorn est têtu au possible, plus que toi même. Aelan ne voulait pas spécialement de lui parmi ses serviteurs et l'a fait torturer des jours durant, pour le punir avant de l'exécuter. Mais Lorn est increvable, c'est le type le plus résistant à la douleur que je connaisse et il est d'une endurance remarquable. Alors, j'ai proposé à mon seigneur Aelan de prendre Lorn à son service car il pouvait devenir un outil précieux. Lorsque j'ai soumis cette proposition à Lorn, il a même trouvé la force de me cracher sa salive ensanglantée au visage, à travers ses dents fracassées. Un homme admirable... Mais tout homme a ses limites. Après presque sept jours de souffrances, Lorn a fini par se soumettre. Depuis, c'est un des alliés les plus fidèles d'Aelan, à qui, finalement, il doit la vie.
- Vous avez une méthode pour embaucher les gens un peu particulière.
- Oui, d'ailleurs, je me demande si je ne devrais pas l'employer sur toi afin d'être sûr de ta loyauté.
Orol prit peur un instant puis rétorqua.
- Oh non ! Inutile. Moi, il suffit de bien me payer. C'est plus rapide et moins salissant.
- C'est ce que je crois aussi. C'est d'ailleurs pour ça que je suis persuadé que tu travailleras à Govak pour nous.
- C'est ce que tu penses.
- Oui. Je pense que tu aimes tellement l'or que tu accepterais de travailler pour les plus immondes créatures qui soient, si on te paie en conséquence. Tu penses peut-être être unique mais tu n'es pas le premier marchand vénal et qui se refuse à l'admettre que je rencontre.
- Tu te trompes.
- On en rediscutera à Govak.
Orol médita tout cela un moment puis interrogea à nouveau Feydran.
- Où est ce que les Moines ont emmené mes marchandises ? Je n'aime pas ne pas savoir où se trouve ce que j'ai durement gagné.
- Ne t'en préoccupe plus.
Le marchand prit un air soupçonneux.
- Que veux tu dire par là ?
- J'ai fait don aux Moines de ton bœuf et de ton chariot, avec tout ce qu'il contient.
Orol explosa de colère.
- Mais pour qui tu te prends !?
- Tu m'as dit toi même que ton chariot ne pouvait pas avancer indéfiniment à travers la steppe. Il fallait donc s'en débarrasser. Finalement, je n'ai fait qu'anticiper ce que allait nous arriver : devoir se séparer du chariot.
Orol pointa un doigt accusateur sur Feydran.
- Je te tiens responsable de cette perte financière. Tu me dois quatre mille talents d'or, la valeur du butin d'Ardhlas, et encore je le sous évalue sans doute, plus la valeur du chariot qui était presque neuf je te le rappelle, du bœuf, une bête magnifique qui avait remporté plusieurs concours champêtres, de cet équipement de voyage d'une qualité rarement vue, de..."
Et Orol se lança dans l'inventaire détaillé et quelque peu augmenté de ce qu'il avait perdu, ponctuant chacune de ses déclarations d'une évaluation du prix puis annonça le manque à gagner et donc le volume des dédommagements.
Au bout de quelques minutes, disposé à négocier un remboursement échelonné par l'assassin, Orol arrêta son décompte. Et réalisa que le guerrier était allongé sur sa paillasse, peut être endormi mais, de manière certaine, absolument pas intéressé.
Orol ne savait plus quoi faire ou dire. "Bon, prochaine étape, le pantalon", pesta-t-il en s'allongeant sur sa paillasse.
Orol décida qu'il traversait la période la plus sombre de son existence de marchand depuis la mort d'Ardhlas.
Quoi de pire que d'être pris en otage par un fou qui dilapide votre fortune ?
Il fut autorisé par Feydran, les jours suivants, à sortir de la cellule.
Après une première sortie dans le manoir, il trouva finalement sa cellule bien plus chaleureuse et accueillante.
Le marchand n'avait pas osé descendre dans les catacombes, redoutant d'y voir ce que Feydran lui avait décrit, pourtant les Moines ne semblaient pas accorder d'importance à sa présence et le laissait aller là où il le souhaitait.
Les plaintes des morts emplissaient constamment le manoir, parfois ténues et à peine audibles, parfois plus fortes. Orol se prit au sinistre jeu de tenter de reconnaître les morts les uns des autres à leur voix. Les pleurs exerçaient sur lui une hypnotique fascination et il ne pouvait s'en empêcher. Il pensait être capable de distinguer parmi la masse de pleurs deux hommes, une femme et sans doute son enfant car les gémissements de ces deux derniers étaient toujours couplés.
A force d'écouter, il finit aussi par entendre les claquements caractéristiques de fouets qui provoquaient tantôt des plaintes plus fortes, tantôt semblaient calmer les morts.
Les Moines vivaient comme des ermites. La plupart d'entre eux semblaient vouloir s'acharner à mourir de faim vu leur état. Feydran lui expliqua qu'ils cherchaient à ressembler aux morts car, ainsi, ces derniers ne ressentaient plus la présence des Moines comme un rappel de leur condition. D'autre part, être en bonne santé et plein de vie était tenter les morts qui, alors, cherchaient à vous déchirer pour se nourrir de votre force vitale.
Orol réalisa que diverses personnes extérieures au manoir venaient régulièrement. Généralement des habitants des villages semi-nomades proches . Il apprit alors que ces vivants venaient donner des nouvelles de leur famille aux Moines qui, eux, se chargeaient alors d'aller les répéter aux morts, leurs ancêtres.
D'autre part, il comprit aussi que des hommes et femmes, à la fin de leur existence, demandaient à venir dans les catacombes. Là, les morts les dévoraient et ils allaient grossir leurs rangs. Mais, ceci fait, ils s'assuraient alors une forme d'immortalité. Ensuite, la famille du défunt venait régulièrement apporter des nouvelles. Seuls les personnages les plus importants d'une communauté étaient ainsi acceptés dans les catacombes. Pour gagner sa place parmi les morts, il fallait non seulement faire de conséquentes offrandes aux Moines au moment de la descente dans les sous sols mais aussi disposer d'une famille riche qui puisse ensuite continuer à entretenir les Moines.
Lorsqu'une famille disparaissait, ou n'amenait plus d'offrandes régulières au monastère, les Moines se désintéressaient de leurs morts, ne leur accordant plus qu'une attention charitable occasionnelle. Ceux-ci geignaient alors perpétuellement car ils comprenaient qu'on les avait abandonnés. Au son de la cacophonie des gémissements, Orol en déduisit que beaucoup de morts étaient maintenant seuls.
Une semaine après leur arrivée au manoir, Lorn, l'ami de Feydran, se présenta à l'entrée.
Orol avait tout de suite su qu'un visiteur venait d'arriver car les morts le sentaient aussi et, impatients de savoir qui allait recevoir des nouvelles, ils se manifestaient alors toujours pas des gémissements redoublés.
Aussi, le marchand était allé dans la cour pour voir le nouveau venu. Lorn ne ressemblait absolument pas à Feydran. Orol, dans les jours précédents, avait fini par se convaincre que les hommes devaient se ressembler, exerçant tous les deux le même genre de boulots pour Aelan.
Mais Lorn était résolument différent. Tout d'abord, il était bien plus grand que la moyenne des Aerhians et il dominait tout le monde de près d'une tête. Son visage n'était plus qu'une bouillie de chairs cicatrisées sans aucune souplesse et un seul œil valide donnait de la vie à cette face torturée. Lorn avait des mains puissantes mais dont les doigts avaient parfois des angles bizarres comme si on les lui avait brisés un par un. "Des mains d'étrangleur", pensa Orol.
Lorn s'exprimait uniquement par gestes et quelques grognements étranges et ce n'est que lorsque Feydran arriva pour accueillir son ami que le marchand comprit qu'on lui avait arraché la langue.
Lorn semblait réellement heureux d'avoir trouvé Feydran, bien qu'il soit difficile de lire une expression sur son visage figé.
L'assassin consentit alors à expliquer à Orol que Lorn avait accompagné les troupes d'avant garde d'Aelan, afin de le trouver et lui servir d'escorte jusqu'à Govak. "Comme si ce fou avait besoin d'une escorte", ironisa pour lui même le marchand.
Lorn avait fait savoir au fur et à mesure de son avance vers la capitale des tribus de l'ouest qu'il cherchait Feydran et, notamment, dans le monastère où ils se trouvaient maintenant. Enfin parvenu aux abords de Cherghan, Lorn avait rencontré un marchand qui prétendait avoir entendu parler de Feydran, qui voyageait en compagnie d'un autre marchand. "Un petit marchand sans importance, presque un colporteur", précisa avec malice Feydran à Orol, "d'après ce qui fut dit à Lorn". Le Tenerran en déduisit que Lorn avait croisé Syrdan et ne peut s'empêcher de maudire abondamment le marchand aux habits multicolores.
Dès lors, Lorn abandonna les troupes d'Aelan et partit à la recherche du chariot et de Feydran à travers la steppe, repassant régulièrement aux mêmes endroits pour prendre des nouvelles.
"Et ton silencieux ami a pensé que tu viendrais peut être dans cet endroit de cinglés ? Il te connaît très bien, je vois", en déduisit Orol.
Après ce compte rendu des recherches de Lorn, Feydran annonça qu'ils quitteraient le manoir fortifié dès que possible.
Orol ne fut pas mécontent de cette décision, même si c'était pour reprendre la route avec un assassin et un ancien brigand.
Lorn repartit seul le lendemain matin. Le brigand disposait d'un cheval mais ce n'était pas le cas de Feydran et Orol. Il partit donc pour leur trouver des montures.
Il revint finalement assez vite, en fin de mâtinée. Orol suspectait que Lorn avait volé les chevaux à un village voisin mais Feydran ne semblait pas s'intéresser de leur provenance.
Ils prirent alors à nouveau la direction de l'est, vers Govak, quittant le manoir et ses macabres habitants.
Orol, plus habitué à conduire un bœuf qu'à monter à cheval, fut rapidement en peine pour suivre le rythme de ses deux compagnons, ce qui ne manqua pas de lui attirer les sarcasmes de Feydran. Orol fut alors heureux que Lorn se soit fait arracher la langue car au moins il ne pourrait se moquer de lui.
Le voyage vers Govak n'offrit aucune possibilité de fuite à Orol. En journée, il ne pouvait imaginer distancer les autres, étant trop mauvais cavalier, et la nuit venue soit Feydran soit Lorn montait une garde rigoureuse.
L'ami de Feydran cultivait une attitude taciturne. Muet par la force des choses, le visage figé par les cicatrices, Lorn ne laissait rien paraître, rien comprendre. Orol ne parvenait pas à cerner sa personnalité. Etait il corruptible ? Loyal ? Admirait il Feydran ou Aelan ou travaillait il pour eux au nom d'une curieuse loyauté après avoir été épargné ?
C'était le mystère total pour Orol.
Sa seule satisfaction fut de remarquer que Feydran surveillait tout de même Lorn du coin de l'œil. Il nota alors que l'assassin ne faisait pas alors une si totale confiance au balafré, malgré ses déclarations hautes en couleurs sur la loyauté de Lorn.
Seulement, Orol ne pouvant communiquer avec le brigand, ou du moins obtenir une quelconque réponse. Il devenait alors impossible de comploter avec lui contre Feydran.
Enfin, Feydran étant un fourbe par excellence, selon l'avis d'Orol, il existait toujours en marge des réflexions du marchand la possibilité que Feydran et Lorn jouent une ridicule comédie pour le confondre en train de vouloir s'échapper.
Ils rencontrèrent à plusieurs reprises des colonnes de guerriers montés ou à pied qui se dirigeaient vers l'ouest. Feydran apprit à ces occasions que Cherghan était tombée entre les mains des hommes d'Aelan, comme prévu mais que les tribus occidentales harassaient très durement les troupes depuis.
Le moral des guerriers d'Aelan n'était alors pas au mieux car ils haïssaient devoir se battre sans envisager de butin. Or, défendre Cherghan était exactement ce qu'Aelan exigeait d'eux.
Feydran fit alors accélérer le voyage, visiblement conscient que son retard pouvait être très mal perçu par son seigneur.
Le voyage jusqu'à Govak prit au total une vingtaine de jours, notamment parce que Feydran semblait s'être une nouvelle fois mal orienté bien qu'il ne voulut jamais l'admettre cette fois-ci. Orol ne pouvait s'empêcher d'asticoter Feydran en lui faisant remarquer que ce retard jouait contre Aelan et donc contre lui.
Le marchand Tenerran n'était jamais allé à Govak, trop loin de sa partie à l'intérieur de la steppe. Il connaissait la ville de réputation et, dans son esprit, cela ne devait pas fondamentalement être différent de Cherghan soit une ville sale, puante, un tas de tentes boueuses avec un roi barbare sur son trône miteux.
En arrivant en vue de la ville, Orol fut surpris de constater que cette description avait peut être été valide un moment mais qu'elle ne l'était plus.
Cherghan n'avait eu comme protection qu'un mur de rocaille sans parapet dans lequel de minables portes existaient. Govak semblait avoir fait peau neuve de ce côté là avec un véritable mur en bonne maçonnerie. Les portes semblaient quant à elles prêtes à résister à un ennemi, contrairement à celles de Cherghan dont on disait qu'un enfant pourrait les faire tomber.
Il constata alors qu'ils s'approchaient que la ville comptait aussi nettement plus de bâtiments en durs que Cherghan où seuls quelques auberges, le temple de l'esprit du feu, un ou deux manoirs appartenant à des tribus fortunées et le palais d'Ardhlas étaient fait d'autre chose que de piquets et de toile grossière ou de boue séchée.
La plupart de ces bâtiments, d'autre part, étaient en relativement bon état, ce qui fit comprendre à Orol qu'ils étaient de construction récente, au plus quelques années.
Ainsi, bien que Govak soit manifestement une ville Aerhian, l'odeur était toujours la même, Orol dut admettre qu'il se trouvait face à ce qui devait s'approcher le plus d'une cité digne de ce nom dans toute la steppe.
Ils entrèrent dans Govak sans difficultés. Les gardes à l'entrée des murailles avaient reconnu Feydran et Lorn au premier coup d'œil. Par ailleurs, ils leur montrèrent le plus grand respect. Les deux hommes semblaient jouir ici d'une position importante dans la hiérarchie dominée par Aelan.
A l'intérieur de l'enceinte, la ville était comme toutes les villes Aerhians : sale, bruyante, infestée par les voleurs.
Orol remarqua cependant des groupes de guerriers qui portaient un insigne curieux, qui ne répondait pas aux traditionnels insignes tribaux.
Usuellement, les insignes tribaux, de petite taille comme des médaillons ou des pièces de tissus cousues à la va-vite, représentaient un animal, qui était généralement une sorte de totem pour la tribu.
Or, ces gardes là arboraient un médaillon de fer dans lequel était distinctement gravé une lance, la pointe tournée vers le haut, surmontée d'un petit symbole circulaire qu'Orol ne put identifier.
Feydran, toujours observateur, trop au goût d'Orol, lui précisa qu'il s'agissait du symbole du royaume d'Aerhis : une lance perçant le soleil et qu'il était maintenant le symbole personnel d'Aelan. En approchant du palais vers lesquels Feydran les emmenait avec hâte, Orol put constater que le bâtiment en imposait en majesté par rapport à la norme Aerhian. L'édifice était massif et avait une forte ressemblance avec une petite citadelle : un mur, deux tours de guet et une sorte de donjon carré et compact qui, s'il n'était pas très esthétique, semblait résistant. Le palais était loin d'atteindre les prodigieux ouvrages défensifs des Tenerrans ou des Arinlins mais, pour la steppe, ce devait être le bâtiment le mieux fortifié. Une fois dans la cour du palais, Orol remarqua ce symbole, présenté comme celui du royaume et d'Aelan, sur divers étendards tribaux. Loin des oriflammes des peuples plus civilisés, les étendards Aerhian étaient des peaux tannées et peintes au bout de longues perches que les guerriers brandissaient au combat. Ces étendards étaient de plus souvent complétés par divers symboles morbides comme des crânes ou des trophées guerriers.
Ils abandonnèrent leurs montures et furent conduits par une escorte en armes à l'intérieur du donjon.
Le palais d'Aelan avait cela de commun avec celui du défunt Ardhlas qu'il était d'un désordre total et que l'air embaumait tout autant la Jazra qu'à Cherghan.
Là encore, Orol constata que les pierres du palais n'étaient pas usées par les décades voire les siècles comme c'était le cas ailleurs dans la steppe. Il se dit que si Aelan avait fait bâtir tout cela récemment, en tous cas, cela lui avait sans doute coûté une fortune. Il eut aussi du mal à imaginer qui avait accepté de travailler pour les Aerhians et leur bâtir cet ouvrage.
Lorsqu'Orol se retrouva devant la massive porte qui donnait sur la salle du trône d'Aelan, il sentit son cœur se serrer.
Feydran, à ses côtés, semblait lui aussi quelque peu inquiet. Seul, imperturbable, le taciturne Lorn ne paraissait pas être préoccupé par ce qui allait suivre.
Le destin personnel d'Orol allait se jouer maintenant.