L'Ost Royal de Tyrande était en cours de rassemblement à proximité de la ville de Verena. Toutes les grandes familles du royaume avaient envoyé leurs chevaliers à l'appel du roi Arghil Eldried.
L'Ost formait une mer de tentes aux couleurs chatoyantes et les oriflammes des prestigieuses maisons princières Arinlins flottaient sur celle-ci.
Le royaume était en guerre depuis une quarantaine d'années contre ses voisins nordiques, les clans Vanirins. Quarante années d'une guerre d'occupation et d'escarmouches à laquelle les guerriers Arinlins étaient peu habitués.
Cette guerre pesait lourdement sur le pouvoir du roi Arghil, comme elle avait pesé sur celui de son père Terril Eldried avant lui. Régulièrement, le roi devait convoquer l'Ost pour envoyer de nouveaux soldats dans les Hautes Terres mais, pour y maintenir une présence armée permanente, le roi de Tyrande devait contrevenir aux règles de levée de l'Ost, édictées par Pernangal Borthan, premier souverain de Tyrande, il y a plus de cinq siècles.
La noblesse Arinlin servait malgré tout son roi dans les Hautes Terres et la plupart des chevaliers acceptaient de se battre plusieurs années d'affilée contre les Vanirins, même si le droit royal ne les y contraignait que pour une année. En échange de ces faveurs militaires, le roi cédait constamment sur d'autres points de gestion interne du royaume.
Les Ducs du royaume exerçaient un pouvoir de plus en plus indépendant. Les Baillis du roi étaient devenus depuis une vingtaine d'années les simples représentants symboliques du roi, laissant aux Ducs et Comtes de plus en plus de libertés dans leur manière de gouverner.
Le roi Arghil sentait bien cette lente désintégration de son autorité, durement acquise par ses ancêtres, mais que pouvait il y faire ?
L'affaire avait commencé en 1642, il y a quarante trois ans. Cette année là, les Barons de Lambrie Méridionale, déjà réputés pour n'avoir qu'une loyauté relative envers la couronne, étaient venus exiger un acte de guerre contre les clans Vanirins, leurs voisins directs, les accusant avec raison d'effectuer de fréquents raids sur leurs terres. Tenu par son devoir de suzerain, le roi Terril avait envoyé l'Ost punir les Vanirins. Malgré les victoires, les Vanirins ne se soumirent pas, forçant l'Ost à rester sur leurs terres. Dès lors, la situation politique du roi se détériora.
Arghil avait hérité de ce problème en même temps que du trône, il y a dix ans. Ce problème était simple mais sans solution. Le roi devait combattre les Vanirins, pris par son devoir envers sa propre noblesse, mais il ne pouvait obliger cette même noblesse, de par la loi séculaire de Thyrann, a combattre dans les Hautes Terres en permanence. De fait, pour accomplir son devoir, il devait obtenir des faveurs de la part de ses vassaux, ce qui fragilisait constamment son autorité. La seule réelle solution était que les Vanirins se soumettent mais ils le refusaient sans cesse. Ces clans des Hautes Terres n'avaient pas de roi avec qui discuter, à soumettre pour obliger ses vassaux à arrêter les attaques contre Tyrande. L'ironie de l'histoire est que c'est le roi de Tyrande Fendarh Borthan qui empêcha la création d'une royauté chez les Vanirins, chose qui serait pourtant bien utile maintenant.

La haute noblesse Arinlin était réunie autour de son roi, sous un grand pavillon. Arghil Eldried, vingtième roi de Tyrande et neuvième Eldried à porter ce titre, observa l'assemblée.
Le plus important d'entre eux était le duc Gerhd Borthan. L'homme âgé d'une soixantaine d'années, le doyen de cette assemblée, était le chef de la prestigieuse famille Borthan, celle qui avait donné à Tyrande son premier roi, Pernangal, en 1143. Le conflit entre les Eldrieds et les Borthans était antique et l'on trouvait trace de leurs oppositions tout au long de l'histoire du peuple Arinlin, même avant son arrivée en Tyrande. Depuis le début des concessions faites par Terril puis Arghil à la noblesse, les Borthans avaient su exploiter cette faiblesse et obtenu divers avantages comme des domaines légués par la couronne en échange de leur loyauté. Le duc avait d'autre part obtenu de la couronne la possibilité de réviser les chartes citadines qui accordaient aux villes des droits d'autonomie par rapport à la noblesse et dont l'existence était garantie par le roi.
C'était le prix qu'avait du payer le roi Terril pour que Gerhd Borthan continue à alimenter l'Ost avec sa chevalerie.
Cette fissure dans l'autorité royale n'avait fait que s'agrandir depuis et Arghil était toujours aussi redevable envers Gerhd que son père l'avait été.
Aurjoud'hui, le roi voyait en la personne du duc son plus grand rival. Il savait, d'autre part, que Gerhd lorgnait sur la couronne, soit pour lui même, soit pour l'un de ses fils.
Etaient aussi présents le comte Eltarion Sadanvor et son fils Rahlan, un colosse dont la réputation de prouesse au combat était établie malgré son âge, à peine plus vieux que le prince héritier. La famille Sadanvor disposait d'un pouvoir politique réduit en Tyrande, étant plus intéressée par la gloire personnelle au combat que par la gestion d'un royaume. Malgré tout, eux aussi étaient un obstacle pour le roi. Il savait qu'Eltarion voulait que son fils seconde le commandant de l'Ost dans cette campagne. Or, le roi Arghil voulait un second compétent et non un jeune guerrier avide de combats sanglants pour revenir au pays fier de ses cicatrices. Là aussi, le problème était que les Sadanvors n'avaient jamais fait de difficultés pour envoyer des chevaliers dans l'Ost. La couronne leur en était redevable. Refuser le poste à Rahlan était risquer de perdre l'appui des Sadanvors et le roi ne pouvait vraiment se le permettre.
La présence du jeune Rahlan n'était pas restée longtemps inaperçue et les autres nobles l'avait notée avec soin, anticipant un mouvement politique du comte Sadanvor lors du conseil à venir.
Le regard du roi Arghil s'attarda sur le duc Prian de Lambrie. Prian possédait un poids double dans cette assemblée. Il était le chef de la famille Lyrann et était le représentant des comtes et barons de Lambrie, qui étaient le moteur de la guerre contre les Vanirins. Prian vouait une haine féroce aux Vanirins qui avaient ravagé à de nombreuses reprises ses terres et celles de ses voisins. La Lambrie Méridionale était frontalière des Hautes Terres et avait subi constamment les attaques des clans à travers les siècles. Les barons de cette région s'étaient par le passé révoltés contre la couronne de Tyrande après que leur volonté d'aller envahir les Hautes Terres fut écartée. Le roi d'alors, Terghan Eldried, l'arrière grand-père d'Arghil, avait mené l'Ost en Lambrie et assiégé toutes les forteresses des révoltés. Il finit par mâter la rebellion mais les barons de Lambrie restèrent, depuis, de farouches opposants au pouvoir de la couronne.
Le duc de Lambrie jubilait à chacun des rassemblements de l'Ost. C'était la revanche de son comté contre la couronne, obligée de mener la guerre que ses ancêtres avaient voulu. Le père d'Arghil avait cédé à la pression des barons là ou son aïeul avait répondu par la force.
Le duc de Lambrie était en grande discussion avec le Faral Temerlaine, maître du duché d'Ehrin. Les Temerlaines cultivaient eux aussi traditionnellement l'opposition au pouvoir de la couronne. Ils étaient entrés en guerre contre le roi Raylen Eldried par le passé. Aventure qui devint dangereuse lorsqu'ils appelèrent à l'aide le royaume de Tenerra pour les aider. La rebellion des Temerlaines avait fini par aboutir à l'abdication du roi Raylen mais les Temerlaines ne réussirent pas à s'emparer de la couronne qui passa à la famille Castaril. Faral Temerlaine disposait donc d'un certain prestige, celui d'appartenir à une famille qui avait déjà fait chuter une fois la couronne et d'autre part tenait dans ses mains les terres du comté de Lynaris. Tenir ce comté était important pour les Arinlins car il était la terre à partir de laquelle leurs ancêtres avaient conquis la plaine de Thyrann. La ville d'Elrhan, longtemps capitale des Arinlins, s'y trouvait aussi.
Voir Faral et Prian en bons termes était un mauvais signe pour Arghil Eldried. A eux deux, ils pouvaient faire chanceler aisément son autorité.
Le comte Norien Castaril se tenait quant à lui pour l'instant tranquillement à l'écart des discussions. Il représentait le duc son frère le duc Malgir Castaril de Caranie qui était fort vieux et n'avait pu faire le déplacement. La famille Castaril avait tenu la couronne entre ses mains durant quarante quatre années après la déchéance du roi Raylen Eldried. Mais les trois rois que cette famille avait fourni au royaume n'avaient pas été appréciés et lors de la seconde guerre contre Tenerra, Asten Eldried avait été acclamé roi par les guerriers Arinlins, mettant fin à la brêve dynastie Castaril. Le roi se méfiait du comte Norien dont la loyauté allait surtout à celui qui lui promettait le plus.
Enfin venait le duc Pellam Caelistis, de Danarra. Il était le seul que le roi Arghil ne considérait pas comme un adversaire. Lui et Pellam étaient amis depuis l'enfance et bien que le duc défende les intérêts de sa famille, y compris en monnayant des avantages pour compenser les irrégularités dans l'appel de l'Ost, Pellam n'abusait jamais de la situation. En réalité, le duc protestait contre ces irrégularités car il représentait sa famille et ne pouvait agir autrement mais Arghil savait que dans son coeur, Pellam le soutenait totalement. Le roi pensait que, si des circonstances exceptionnelles d'affrontement entre lui même et sa noblesse survenaient, Pellam serait à ses côtés, même au détriment de sa propre famille.

Le roi attendait l'arrivée d'un dernier personnage avant de commencer le conseil de guerre qui inaugurerait la nouvelle campagne de l'Ost dans les Hautes Terres Vanirins.
Il allait s'agir d'un moment capital de son règne qui pouvait soit le renforcer, soit l'affaiblir dramatiquement.
Arghil Eldried avait pris place sur son trône. Il portait l'habillement régalien des rois Arinlins. Il était revêtu d'un lourd manteau bleu azur brodé de faucons d'argent, qui symbolisait son statut de chef de la famille Eldried. Sur sa tête se trouvait la Couronne d'Ehrin, un antique objet qui fut fabriqué pour le seigneur de guerre Tagal Lyrann, presque mille ans auparavant. C'était une couronne à l'aspect frustre, un bandeau de bronze enserrant la tête, inséré de saphirs, de rubis et surmonté d'une grosse émeraude grossièrement taillée. Nul doute que les joailliers Arinlins pouvaient désormais fabriquer une splendide couronne mais celle-ci avait une puissance symbolique qui rattachait le roi de Tyrande aux premiers âges de la nation Arinlin. Un lien avec le passé qu'aucun souverain de Tyrande ne pouvait se permettre de négliger sans remettre sa légitimité en cause.
A sa main droite se trouvait le bracelet d'or et de platine offert par le roi nain de Farnalost comme tribut au roi Pernangal Borthan. Ce bracelet symbolisait le pouvoir royal sur le duché de Danarra, au sud est du royaume et l'ascendance du royaume de Tyrande sur celui de Farnalost.
Enfin, il tenait le bâton de Lindoriel qui représente le pouvoir de la Loi de Thyrann qu'exerce le roi. Ce bâton de bois précieux recouvert de feuilles d'or fut utilisé par Terghan Eldried, l'aïeul d'Arghil, pour rendre la justice dans la capitale du royaume, Lindoriel.
L'assemblée de nobles s'impatientait tandis qu'Arghil tentait d'afficher la plus grande sérénité possible.
Enfin arriva celui qu'il attendait. Le Prince héritier Ruormad Eldried, son fils unique.
Ruormad était jeune, à peine dix neuf ans. Cela allait être un handicap certain dans l'acte à venir de ce conseil.
Le jeune homme salua l'assemblée nobiliaire et alla se placer à la droite du trône. Il était revêtu du pourpoint aux armes de la maison royale qui combinait les armes des Eldrieds et de Tyrande, un faucon argent sur fond jaune traversé par une diagonale verte, et portait une longue épée, celle de son père le roi.
Les nobles notèrent immédiatement ce symbole et leur attention se porta de suite sur le père et le fils. Certains eurent l'intuition de l'annonce qu'allait faire le roi et semblaient déjà réfléchir à la situation à venir.
Arghil eut un bref regard pour son fils avant de prendre la parole. Le jeune homme allait devoir supporter une bien lourde charge mais cela était inévitable.

Arghil se leva de son trône, brandit le bâton de Lindoriel et dit avec autorité.
"- Le conseil de guerre de l'Ost royal en cette année 1685 est ouvert.
Il fit un signe de tête à un scribe royal qui se tenait discrètement en retrait pour lui indiquer qu'il devait commencer le compte rendu de cette réunion.
Le roi poursuivit.
- La couronne de Tyrande rend hommage aux familles princières Arinlins qui ont répondu à l'appel de leur souverain Arghil Eldried, vingtième roi de Tyrande depuis l'avènement de Pernangal Borthan.
Gherd Borthan sourit à cette référence obligatoire par coutume. Arghil l'ignora et continua.
- La volonté de la couronne est de répondre une fois de plus aux plaintes qui lui ont été soumises par le duc Prian de Lambrie. L'Ost royal sera donc envoyé contre nos ennemis du nord, les Vanirins. Lors de cette campagne, l'Ost sera divisé en deux troupes. La première troupe relèvera les garnisons de nos fortins en poste depuis deux années. La seconde troupe sera chargée de poursuivre les rebelles Vanirins à travers les Hautes Terres afin de faire respecter les édits royaux concernant les Hautes Terres qui ont été pris en 1677. Pour mémoire, ces édits imposent la loi de Thyrann sur les Hautes Terres, imposent que les clans Vanirins ne prennent plus les armes contre le duché de Lambrie, imposent le paiement d'un tribut annuel. La première et la dernière clause de ces édits ne sont pas respectées par les clans Vanirins. La Loi de Thyrann étant bafouée, l'Ost devra redresser les torts qui sont faits à la couronne.
Et Arghil frappa le sol de son bâton, rituellement, afin de ponctuer cette déclaration. Le roi prit une inspiration puis annonça.
- En cette année 1685, le commandement de la seconde troupe de l'Ost royal est confié au prince Ruormad Eldried, prince héritier de la couronne de Tyrande et fils reconnu d'Arghil Eldried selon la décision du conseil royal de 1666 et héritier de la couronne selon la décision du conseil royal et sur proposition du roi Arghil Eldried, en l'année 1683.
Le roi de Tyrande frappa une nouvelle fois le sol de son bâton.
Les nobles de l'assemblée se regardèrent, interdits, un moment. Le flottement se poursuivait et les nobles échangèrent quelques commentaires à voix basse. Le duc Pellam prononça alors d'une voix forte.
- Je reconnais le prince Ruormad Eldried comme chef de la moitié de l'Ost rassemblé cette année. Mon épée est sienne.
Et le duc Pellam vint devint le jeune homme, s'agenouilla et lui tendit sa lame.
"Brave Pellam", pensa le roi, "J'ai au moins un soutien dans cette assemblée de serpents".
Le prince Ruormad, bien qu'intimidé de recevoir l'hommage d'un si puissant personnage que Pellam, accepta son hommage selon la coutume, prenant l'épée, relevant le duc puis lui rendant son arme.
L'acte de Pellam mettait les autres nobles mal à l'aise. Le duc Prian n'était visiblement pas heureux du choix du roi et avait une mine sombre de comploteur. Pourtant, après l'hommage rendu par le duc Pellam, les autres pairs du royaume auraient eux aussi du venir rendre hommage. Toutefois, ils ne le firent pas.
Ce fut le duc Gerhd qui provoqua la confrontation.
- Seigneur Arghil. Je respecte profondément votre lignée et je suis persuadé que le jeune", et il insista sur ce terme, "prince Ruormad sera un valeureux chef mais cette année nous attendons un chef de guerre dans le nord, pas un enfant.
Le roi encaissa l'insulte sans broncher. Ruormad eut la présence d'esprit de ne pas baisser les yeux et affronta le regard du duc Gerhd comme pour prouver sa compétence.
Le roi rétorqua.
- Le prince Ruormad a été reconnu héritier du royaume par le conseil royal en 1683, duc Gerhd. Vous étiez présent à ce conseil et vous l'avez reconnu ainsi que tous les autres membres de ce conseil.", le roi lança un lourd regard de reproche aux nobles, "Ainsi, la décision du conseil royal a reconnu au prince la capacité à diriger le royaume. De fait et de par la Loi de Thyrann dictée par votre glorieux ancêtre, le prince ne peut plus être qualifié d'enfant sans quoi le conseil aurait fait une erreur. Le prince est héritier donc il n'est plus un enfant. L'âge du prince Ruormad est indépendant de sa capacité à diriger. C'est un point que vous n'avez pas jugé bon de soulever il y a deux ans donc je ne vois pas pourquoi vous le soulevez aujourd'hui. A moins que vous ne contestiez votre propre décision ?
Le duc Gerhd fit un sourire ironique.
- Effectivement. Je remercie le roi de me rappeler ces détails.
Le duc alla alors rendre hommage au jeune prince mais avec une lenteur appuyée, marquant ainsi sa désapprobation.
L'hommage du duc Gerhd provoqua alors l'hommage de tout le reste de l'assemblée. Mais aucun des nobles présent ne semblait heureux de la décision du roi et tous rendirent un hommage de forme, hachant leurs déclarations et avec des mouvements raides, montrant qu'ils se sentaient contraints.
Le roi attendit ensuite quelques minutes sans dire un mot. Les nobles ne se sentaient pas à l'aise et grommelaient entre eux. Cependant, Arghil était satisfait. Ruormad prendrait la tête d'une partie de l'Ost. Il ferait donc ses premiers pas en tant que chef de guerre et s'il gagnait le respect dans cette campagne, la position de la famille Eldried en sortirait renforcée et le prince disposerait d'une bonne réputation lorsqu'il serait temps pour lui de monter sur le trône.
Il fallait maintenant décider de qui allait seconder le prince dans la direction de l'Ost. Tous attendaient ce moment et Arghil décida de jeter ce poste en pâture.
- Il faut maintenant choisir qui secondera le prince dans les Hautes Terres...
Le roi ne termina pas sa phrase et son regard alla à la rencontre de celui d'Eltarion Sadanvor, l'incitant à parler.
Ce dernier saisit l'occasion.
- Seigneur Arghil, je propose mon fils Rahlan à ce poste.
Alors que le fils du comte fit quelques pas en avant pour sortir de l'assemblée, le roi s'attendit à des protestations comme celles provoquées par l'annonce précédente mais il y eut peu de mouvements d'humeur. Arghil songea que le comte Eltarion avait déjà du discuter de cette proposition à ses pairs et probablement après échanges de promesses variées, obtenu plusieurs agréments.
Il apparut que personne ne semblait vouloir s'opposer ouvertement au comte Eltarion. Le roi décida alors de valider ce choix, même s'il ne le pensait pas approprié.
- Le chevalier Rahlan Sadanvor sera donc le second du prince Ruormad dans les Hautes Terres.
Encore une fois, il ponctua cette nomination en frappant le sol du bâton d'or.
Rhalan alla jusqu'au prince. Il le dominait sans peine de plus d'une tête. Ruormad paraissait frêle à côté du géant Sadanvor. Les deux jeunes hommes se défièrent un moment du regard puis Rahlan rendit hommage selon la coutume.

Mais tout n'était pas encore gagné pour le roi. Il lui fallait tenter de s'affranchir de l'endettement moral de la couronne envers la noblesse, trouver d'autres alliés que ceux-ci pour mener la guerre dans le nord. il prit alors la parole avec un peu d'appréhension dans sa voix.
- Le prince Ruormad menera donc la seconde troupe dans les Hautes Terres, avec le conseil du chevalier Rahlan Sadanvor. Je les charge de briser la résistance des clans définitivement. La forteresse de Brandwen dans les Hautes Terres sera le siège de l'autorité royale durant cette campagne. J'y dépêcherai un bailli.", puis il se tourna vers le duc de Lambrie, "Duc Prian, je vous charge d'aller trouver les chefs des deux clans Vanirins qui vivent sur vos terres et de recruter parmi eux des troupes auxiliaires pour combattre dans les rangs de l'Ost.
Prian cracha sur le sol et répondit.
- Ceux là ? Ce sont des chiens que nos devrions exterminer ! Il n'y a rien à attendre de ces malandrins. Ils ne sont pas de notre peuple et ont la trahison qui coule dans leurs veines comme nous nous avons du sang !
Le duc Gerhd intervint.
- Il a raison, Seigneur Arghil. Nous ne pouvons nous fier aux Vanirins des Marches Lambriennes. Bien que ces deux clans soient techniquement vassaux de la couronne, ils ne se battront jamais contre leurs frères de race.
Arghil s'attendait à ces arguments et confirma sa volonté.
- Vous devez faire la démarche que je vous ordonne Prian. Les clans de Lambrie sont effectivement nos vassaux et, de plus, ils ont accepté la déesse et ont abandonné leurs pratiques religieuses animistes. Mis à part leurs ancêtres, rien ne les distingue de nous.
Arghil comprit qu'il avait fait une erreur au moment même où il prononça ses mots. L'assemblée des nobles tonna d'indignation. Même le duc Pellam était outré par cette déclaration.
Hargneux, le duc Faral d'Erhin cria au roi.
- Comment osez vous nous comparer à ces rats ? Seule la mansuétude de Fendarh Borthan a fait que nous avons toléré la présence de quelques uns d'entre eux sur nos terres. Ils n'ont jamais eu de statut légal parmi nous, ils ne siègent pas au conseil royal, ne participent pas à l'Ost, ne peuvent exercer aucune fonction royale ! Et, avec tout le respect que je dois à l'illustre lignée Borthan,", et il s'inclina devant Gerhd avant de continuer, "je pense que le roi Fendarh aurait du tous les pendre à l'époque.
Le duc Gerhd Borthan renchérit.
- Il est vrai que je pense aussi que mon ancêtre a fait preuve d'une générosité excessive à l'égard de ces barbares. Loué soit sa bonté éclairée par la déesse Valdiria mais, parfois, la bonté doit s'effacer devant la réalité.
Le roi Arghil, la mine sombre, s'affala dans son trône, méditant une réponse sans parvenir à trouver d'arguments capable de compenser ce que les nobles avaient ressenti comme une insulte.
Les puissants de Tyrande continuaient à fulminer lorsque la voix du jeune prince résonna.
- Je suis le chef de guerre de la moitié de l'Ost, cette troupe qui devra combattre activement les clans rebelles. Ainsi, en tant que chef de guerre, je demande au roi Arghil de revenir sur sa décision. Je refuse que des guerriers Vanirins entrent dans l'Ost.
Le roi ne savait pas trop comment réagir. Devait il remercier le prince qui, somme toute, lui offrait un échappatoire honorable ou pester contre son fils qui le contestait ? Il décida que son fils cherchait à l'aider.
- Bien", dit il, "Je respecte la décision du chef de l'Ost et je retire ma demande auprès du duc Prian de Lambrie."
Les nobles se calmèrent mais tous jetaient des regards noirs au roi, prouvant qu'ils n'oublieraient pas l'insulte de sitôt.
Arghil espérait cependant que son fils, par sa décision, réussirait à esquiver la perte de prestige qui venait de le frapper.
Le reste du conseil de guerre consista à organiser la formation de l'Ost, à déterminer quel chevalier irait servir quel seigneur et dans quelle troupe. C'était un exercice ardu car certains chevaliers se haïssaient cordialement en raison de conflits parfois ancestraux entre leurs familles et il fallait éviter que des ennemis ne se retrouvent ensembles sur le champ de bataille. Arghil était rompu à cet exercice. Depuis son accession au trône dix ans plus tôt, c'était la sixième fois qu'il rassemblait l'Ost et les rivalités et haines n'avaient pas ou peu changé depuis. Ainsi, il suffisait généralement de recomposer un Ost semblable aux précédents.
Durant cette organisation, il aperçut le duc Pellam en discussion avec son fils. Il apprit plus tard que Pellam avait affirmé au prince qu'il avait fait le bon choix en ne suivant pas son père dans l'affaire de l'ajout de guerriers Vanirins à l'Ost.
Après deux heures de palabres, le roi prononça la fin du conseil de guerre et les nobles se dispersèrent peu à peu.

Le roi méditait sur son trône, seul. Il avait commis une erreur grossière en affirmant implicitement que les Vanirins vassaux de la couronne étaient aussi honorables que les Arinlins.
Ses pensées furent interrompues par le retour du duc Gerhd Borthan sous le pavillon royal.
"- Seigneur Arghil. Je requiers une entrevue.
Le roi accéda à la demande du duc par un geste de la main en guise d'approbation.
- Seigneur, le conseil est terminé. Me permettez vous de vous parler en toute franchise, sans malice et dans l'intérêt de la couronne ?
- Parlez, duc, je suis prêt à vous entendre.
- Vous avez pris un grand risque en nommant le prince à la tête de l'Ost. S'il échoue, vous n'ignorez pas que Ruormad sera en difficulté lorsqu'il sera roi.
- Tout homme doit faire ses preuves. Que le prince les fasse maintenant.
- Je souhaite la stabilité pour le royaume. Donc je pense qu'il faut fortifier la position du prince auprès de la noblesse."
Arghil haussa un sourcil de surprise. Qu'est ce que Gerhd voulait lui proposer ? Dans l'absolu, chaque affaiblissement du roi auprès de sa noblesse ne pouvait que lui profiter. Les Borthans avaient eu les rênes du royaume entre leurs mains si souvent et si longtemps que les armes royales étaient calquées sur les leurs. En cas de faillite de la lignée Eldried dans la gestion royale, les Borthans seraient prêts à assumer la royauté et seraient sans doute appelés à le faire par le conseil royal. Bien que techniquement le conseil n'élisait plus le roi de Tyrande depuis l'ordonnance du roi Asten Eldried, il n'en restait pas moins vrai qu'il représentait la noblesse et qu'il fallait tenir compte de son avis.
Le roi ne répondit pas au duc, préférant que celui-ci lui soumette son idée avant de se prononcer sur l'apparente bonne volonté du Borthan. Ce dernier s'expliqua alors.
Le roi écouta avec attention le plan du duc Gerhd. Bien qu'il s'agisse d'accepter que les Borthans jouent un rôle encore plus grand dans la politique royale, le roi Arghil fut obligé d'admettre qu'il était une bonne solution pour stopper, au moins ralentir, la détérioration de l'autorité royale même si la position de la famille Eldried n'en ressortirait pas grandie. Arghil devait alors faire le choix entre favoriser l'institution royale ou favoriser sa famille. Il décida que le royaume passerait avant les intérêts Eldrieds.
Le roi et le duc discutèrent jusque tard dans la soirée des détails d'exécution de ce plan. Lorsqu'ils se séparèrent, ils étaient l'un et l'autre satisfaits.

Après le conseil de guerre, les nobles s'étaient dispersés dans le camp de l'Ost. Chacun alla faire quérir ses chevaliers afin de les informer de qui participerait à l'Ost et dans quelle troupe en fonction de ce qui fut décidé sous le pavillon royal.
Ensuite, tous se retrouvèrent dans la citadelle de la cité de Verena. La forteresse était l'un des fiefs du duc Prian et était fort garnie en hommes.
Le duc avait fait préparer une fête dans les jardins de la citadelle. Bien que l'atmosphère fut guerrière, les occasions de voir toute la noblesse Arinlin de Tyrande se réunir étaient peu nombreuses et tous les nobles profitaient de ce genre d'occasion pour tisser des liens, décider d'accords, de mariages et régler des différents bien que des tensions et des rancunes naissaient aussi parfois lors de ces occasions.
Le prince Ruormad Eldried se trouvait en compagnie de son tout nouveau second, le chevalier Rahlan Sadanvor. Les deux jeunes hommes ne s'étaient jamais rencontrés mais se connaissaient de réputation.
Rahlan était connu pour sa haute taille, son physique de colosse et ses aptitudes au combat. Agé de vingt deux ans, il avait déjà participé à deux sièges et une bataille rangée lors des guerres privées qui avaient opposé les Sadanvors contre des vassaux récalcitrants.
Ruormad, lui, était bien évidemment connu comme héritier du trône. Son expérience du combat était par contre négligeable à côté de celle du chevalier, ce qui ne cessait de le déranger.
Le premier contact entre les deux hommes fut très formel, presque froid. Puis, peu à peu, ils parvinrent à discuter plus amicalement et durent se rendre compte à l'évidence que l'un et l'autre étaient inquiets de leur rôle à venir dans la guerre.
Car, pour chacun d'eux, de lourdes responsabilités se trouvaient maintenant sur leurs épaules et cela pesait sur leur humeur.
Le prince fut impressionné par les déclarations spontanées de loyauté du chevalier à son égard. et au bout d'une demie heure de discussion, les deux guerriers commençèrent à parler d'autre chose que de la guerre à venir.

Toute la noblesse était maintenant attablée pour le banquet organisé par le duc Prian. Tous notèrent l'absence remarquable du roi et du duc Gerhd qui se firent excuser dans une déclaration commune par le sénéchal royal.
D'abondants commentaires spéculaient sur cette mystérieuse entrevue entre le roi et le Borthan.

Le chevalier Rahlan Sadanvor était assis quelques places du prince. Entre lui et l'héritier du trône se trouvaient uniquement les puissants du royaume. La table était organisée en fonction du prestige de chacun et Rahlan n'avait jamais jusqu'à présent siégé si près de sièges royaux.
A sa gauche se trouvait le duc Pellam, engagé dans une grande discussion avec son voisin le comte Eltarion, le père de Rahlan, sur la mise en place d'un tonlieu spécial pour taxer les marchandises Tenerrans qui transitaient par le royaume nain de Farnalost. Tyrande frappait d'une taxe supplémentaire tous les actes commerciaux avec le royaume de Tenerra depuis la guerre qui les avaient opposés de 1666 à 1668. Or, depuis peu, les marchands Tenerrans avaient trouvé une parade en vendant préalablement leurs marchandises à Farnalost et qui entraient alors ensuite dans Tyrande en esquivant cette taxe.
Peu intéressé par cette discussion, Rahlan discutait de techniques de chasse au faucon avec un baron de la famille Eldried, un lointain cousin du prince nommé Estan.
Alors que le banquet proprement dit allait commencer entrèrent les derniers invités sous le pavillon.
Rahlan la remarqua tout de suite.
Une belle jeune femme aux long cheveux noirs alla s'asseoir en face des sièges royaux, signe de son importance. Elle était ainsi presque en face de lui.
Il détailla, captivé, la finesse de son visage et ses grands yeux sombres, ses manières posées et la grâce naturelle qui accompagnait chacun de ses mouvements. Elle était telle une apparition féérique.
"- Belle fille, hein ?
Rahlan sortit de sa contemplation. Estan, qui semblait être venu au banquet uniquement dans l'espoir de manger un maximum, lui souriait et continua.
- Si je n'étais pas déjà marié, j'irai volontiers lui faire la cour.
- Qui est ce ?
- Sérianne Borthan. Elle est la fille du duc Gerhd, ce qui fait que sa dot rajoute encore à son charme. C'est le plus beau parti de tout le royaume. Elle a vingt ans, je crois, et toujours pas mariée. Il paraît qu'elle a un caractère difficile, ce qui est sans doute vrai. Belle comme elle est, elle peut se permettre d'être capricieuse, tout le monde lui pardonnera.
- Elle est splendide.
- Déjà amoureux, Rahlan ?", Estan partit d'un rire franc, "Fait attention, c'est une sorcière.
Rahlan contemplait la jeune femme sans répondre et Estan poursuivit tout en mâchant sa viande.
- Sérianne est une Elue, bien évidemment. Le sang divin coule dans ses veines et chez elle, on peut dire qu'il a fait des miracles."
Tous les nobles Arinlins se vantaient d'être les descendants des créatures divines qui avaient présidé à la création d'Hannoerth, leur monde. Parmi les grandes familles princières, on trouvait souvent des gens aux dons extraordinaires, magiques. Ils se nommaient eux mêmes les Elus, signe de la faveur divine qui les baignait et leurs dons se transmettaient à leurs descendants. Rahlan, lui aussi, possédait ce sang divin mais aucun don ne s'était manifesté chez lui, ou du moins pas encore.
La belle Sérianne était maintenant le centre d'attention de tous les jeunes hommes célibataires de la table, au grand dépit des autres jeunes femmes qui étaient éclipsées par sa présence.
Le banquet commença enfin. Le roi et le duc Gerhd n'étaient toujours pas là mais on oublia volontiers leur absence lorsque les premiers plats arrivèrent.
La présence de Sérianne à table enchantait tous les hommes présents et plus d'un se mit à fanfaronner ou à se lancer dans de grandiloquentes tirades pour attirer son attention.
Rahlan, peu porté sur l'éloquence, resta silencieux. Les puissants du royaume semblaient eux imunisés au magnétisme de la splendide jeune femme, plus préoccupés par la guerre à venir que de faire la cour ou de louer la beauté de la fille Borthan.
Les serviteurs du comte Prian apportaient la troisième série de plats à la grande joie du baron Estan lorsque le roi et le duc Gerhd vinrent enfin se joindre à la fête. Malgré plusieurs questions plus ou moins directes, ils restèrent évasifs quant au sujet de leur longue et récente discussion.
Le duc Faral et le duc Prian semblèrent soucieux de voir cette nouvelle connivence entre le roi et le Borthan et se mirent à chuchoter entre eux.
Rahlan vécut un moment étrange lorsque, une fois de plus perdu dans la contemplation de Sérianne, il croisa le regard de celle-ci qui l'observa durant un long moment avant de détourner le regard avec un air malicieux.
Le duc Pellam, à qui ce manège n'avait pas échappé, glissa au chevalier.
"- Elle sait tout de toi maintenant.
Rahlan sursauta.
- Que dites vous ?
- Sérianne. La Borthan lit les pensées. C'est une sorcière. On ne t'a pas prévenu ?
Rahlan regarda une nouvelle fois la jeune femme et ne put s'empêcher de rougir lorsqu'il réalisa qu'elle avait surpris ses pensées. Le chevalier bredouilla.
- Hum... Non... Du moins si mais je ne savais pas quel don elle avait.
- La lignée Borthan est pourtant réputée pour avoir ce don. Tu devrais le savoir.
Rahlan haussa les épaules et répondit.
- Bah... L'apprentissage des dons des lignées, pour moi, c'est comme l'héraldique, cela ne m'a jamais passionné.
Pellam sourit.
- Je te comprends. Moi même, je n'ai jamais été passionné par ce sujet. Pourtant... Il est toujours utile de connaître un minimum de choses.
Il tendit la paume de sa main à Rahlan et, peu à peu, apparut une rose nimbée par une douce lueur argentée. Pellam interpella alors une femme qui faisait le service à la table du banquet et lui tendit la fleur. La servante prit le cadeau avec moults remerciements.
Le duc précisa alors l'attention de Rahlan.
- Nous, les Caelistis, avons le pouvoir de créer. Je dois avouer que je ne suis pas très fort à ce jeu là mais cela m'est possible. C'est notre don divin.
Le chevalier haussa les épaules.
- Notre famille a le don de maîtrise du corps. Mon grand père pouvait changer de forme, m'a-t-on dit. Mais moi, je n'ai rien.
Le duc recula sa chaise, observant Rahlan de haut en bas.
- Pourtant, en te regardant, j'ai bien l'impression que le don des Sadanvors irradie en toi !
Rahlan haussa une nouvelle fois des épaules.
- Je veux dire par là que je n'ai aucun don miraculeux.
- Il est probable que tu l'utilises sans même t'en rendre compte. Etant enfant, j'ai eu du mal à comprendre pourquoi je pouvais faire apparaître de petits objets et pas tout le monde. C'est instinctif chez nous.
- Non, duc Pellam, rien pour moi.
- Je serais surpris d'apprendre que ton père n'a pas guetté les signes du don chez toi.
- Oh ! Il l'a fait. Puis il s'est lassé. Moi aussi d'ailleurs. De toutes manières, j'ai trouvé ma voie. Ne pas avoir de don ne me dérange pas.
Pellam fit une moue dubitative.
- Il est vrai que le don n'apparaît pas toujours chez tous les membres des familles princières... Peut être est ce ton cas ? Mais tes enfants le manifesteront peut être.
- C'est ce que l'on dit. J'espère en tous cas.
Le duc continua d'observer attentivement Rahlan durant une dizaine de secondes, comme s'il allait ensuite soudainement pouvoir apprendre au chevalier quel était son don personnel. Puis il dit.
- Bah, peu importe. Comme tu l'as dit, si tu as trouvé ta voie, ce n'est plus très important. Cela dit... Essaie de te renseigner sur les dons des lignées", puis il ajouta en chuchotant, "Cela t'évitera quelques bourdes comme rêvasser en regardant Sérianne aussi intensément.
Au vu du visage déconfit de Rahlan, le duc Pellam ne put s'empêcher de rire.
- Ressaisit toi mon ami ! Pour l'instant, tu n'as fait qu'avouer tes pensées à Sérianne. C'est loin d'être dramatique ! De plus, je suis sûr qu'elle aurait pu les deviner sans son don rien qu'à voir la manière dont tu la dévorais des yeux !
Rahlan finit par sourire à son tour.
- Pas faux. Mon visage a du être facile à lire !
- Plus que tu ne crois, chevalier. A te voir, même maintenant, on pourrait croire que Sérianne t'as volé le coeur !
Rahlan soupira.
- Que Valdiria m'en soit témoin mais... je crois bien effectivement.
Pellam eut un air surpris.
- Ah, si vite ?! La passion de la jeunesse...", Pellam resta pensif un instant, "Sérianne est peut être magnifique mais il ne sert à rien de s'enflammer ainsi.
Rahlan bascula en arrière sur sa chaise et contempla le sommet du pavillon.
- Pellam, croyez vous qu'elle pourrait s'intéresser à moi ?
- Cette affaire me semble soudainement très sérieuse !, dit le duc en riant de plus belle.
- Je crois que c'est malheureusement le cas.
- Sérianne fait ce qui lui plaît. Elle a réussit à mâter son vieux père, le duc Gerhd, ce qui n'est pas une mince affaire. Ses prétendants sont aussi nombreux que les étoiles dans le ciel et elle les a tous éconduits gentiment bien qu'elle les laisse continuer à papilloner autour d'elle. Je ne dirai pas que tu n'as aucune chance mais Sérianne me semble avoir une idée très précise sur sa vie à venir.
- Tant qu'elle ne se destine pas à rester célibataire, j'ai mes chances.
- Oh, je suis sûr qu'elle finira par se marier. C'est la fille de Gerhd, tout de même, et elle a été élevée dans l'idée de devenir la femme d'un puissant."
Le duc constata finalement que Rahlan sembla fort sérieux dans ses déclarations à propos de Sérianne Borthan. La lignée Sadanvor était peut être moins prestigieuse que la lignée Borthan mais un mariage entre eux restait du domaine du possible. Il préféra cependant ne pas encourager le chevalier sur cette voie, conscient du nombre de prétendants de la jeune femme dont certains étaient de bien meilleurs partis pour la fille de Gerhd.

Rahlan fut un piètre convive le reste du banquet. Son père Eltarion eut beau le fusiller du regard à plusieurs reprises, le chevalier n'en avait cure. Plusieurs puissants du royaume avait souhaité discuter avec le récemment promu second du prince Ruormad mais Rahlan n'offrit que des réponses vagues, de pure forme, tant il était captivé par Sérianne Borthan.
Une fois la sixième série de plats servie et mangée, les invités du banquet se dispersèrent dans les jardins de la citadelle du duc Prian.
La nuit était tombée mais l'air était doux. Les nobles de Tyrande profitaient de cette nuit du début de l'été et se mirent à discuter près des fontaines ou sous les arbres.
Le roi Arghil et le prince Ruormad étaient le centre d'attention principal de la noblesse. Le roi répondait à diverses requêtes qu'on lui soumettait, promettant de dépêcher un bailli ici, appelé à se prononcer sur une future affaire débattue dans un plaid royal là.
Rahlan, lui, fit fulminer son père en s'esquivant de cette scène politique improvisée. Il n'avait qu'une chose en tête : Sérianne Borthan.
Il n'osait approcher la belle. Depuis qu'il avait réalisé que Sérianne lisait les pensées, il n'envisageait plus de se retrouver en face d'elle. Rahlan savait son visage déjà fort expressif, ce qui le mettait parfois mal à l'aise. Le don de Sérianne le bloquait complètement.
Il se contenta alors de l'observer de loin, dissimulé à moitié par un arbre, elle et sa cour de prétendants, de jeunes hommes de presque toutes les familles princières.
Puis il se décida enfin à l'aborder.
Rahlan ne faisait pas partie de la cour des habitués de Sérianne Borthan. Son arrivée troubla leur continuel jeu de séduction implicite et de refus polis.
Sérianne s'adressa à lui dès qu'il fut proche.
"- Moi aussi, chevalier, je suis ravie de vous rencontrer.
Rahlan fut interloqué et ne sut que répondre, ce qui provoqua quelques rires autour de lui. Le second de l'Ost n'était pas à son aise au milieu de ces gens. Ils avaient à peu près tous le même âge que lui mais ils étaient des courtisans. Leur vie était celle de la cour, des banquets, des chasses et des divertissements tandis que lui avait connu la guerre de siège et ses horreurs. Il était un guerrier au milieu de notables.
Sérianne s'approcha et le prit par la main.
- Venez donc parmi nous, seigneur Rahlan.
Le contact de la main de Sérianne causa un frisson au guerrier. Il se laissa entraîner au milieu des prétendants de la belle, ne sachant pas trop quoi dire ou faire.
Voyant que le chevalier semblait avoir perdu sa langue, Sérianne reprit.
- Je suis honorée de la présence du commandant en second de l'Ost royal. Je n'aurai jamais imaginée attirer l'attention d'un si important personnage.
Quelques prétendants sourirent, prenant cette déclaration pour de l'ironie. D'autres semblaient par contre réellement impressionnés par le prestige nouveau de Rahlan. D'autre part, sa carrure faisait ressembler tous les jeunes hommes autour de lui à des garçonnets et certains courtisans se sentirent réellement minuscules à côté de lui.
Quelque peu rassuré de voir qu'il disposait malgré tout d'un certain ascendant sur eux, il ouvrit enfin la bouche.
- Je tenais à venir vous rencontrer, dame Sérianne. Je n'avais jamais eu le plaisir de vous croiser jusqu'à présent.
- Je vous ai remarqué durant le banquet, seigneur Rahlan, vous étiez presque en face de moi.
A ce souvenir, le chevalier se sentit gêné. Il tenta de combattre son embarras mais plus il cherchait à rester impassible, plus il sentait ses joues chauffer.
Quelques petits rires fusèrent et l'un des prétendants lui dit d'un ton amical.
- Il est inutile de cacher la raison de votre présence, seigneur Rahlan. Nous savons tous pourquoi nous sommes là et Sérianne le sait tout autant que nous. Nous n'avons aucun secret concernant nos sentiments pour notre belle amie. Et si d'aventure, nous tentions de garder quelque chose pour nous, notre adorable Sérianne se ferait un plaisir de le réveler à tous.
Cela provoqua un rire général dans l'assemblée de courtisans. Sérianne souriait largement à Rahlan qui était persuadé que la jeune femme était en train de mettre à nu ses pensées les plus secrètes. Il ferma les yeux comme pour manifester son accord tacite pour cet examen.
C'était un sentiment étrange pour le chevalier. Il ne sentait absolument rien, aucun indice du pouvoir de Sérianne. Il avait juste l'intuition qu'elle le perçait à jour.
Il rouvrit les yeux pour croiser le magnifique regard de Sérianne qui le fixait ardemment.
- Votre tâche est lourde, seigneur Rahlan.", dit elle, "Plus lourde que celle qu'aucun de nous ici n'a jamais porté. J'ai ressenti votre anxiété et je vous plains car lorsque vous serez dans le nord, nous serons toujours en Tyrande avec nos jeux futiles. Lorsque vous serez à la guerre, j'aurai une pensée pour vous.
La voix de Sérianne était grave et cela jeta un froid dans le groupe. Rahlan se sentit flatté que Sérianne reconnaisse l'importance de sa tâche mais aussi touché par sa compassion.
- Je garderai le souvenir de votre visage et de vos paroles lorsque je serai la bas, dame Sérianne.
- Je sais", répondit malicieusement la belle.
Après quelques instants de flottement, les prétendants de Sérianne s'animèrent de plus belle. On interrogea Rahlan sur sa récente promotion, au sujet du prince et tous cherchèrent à nouer conversation avec lui.
Tout de même un peu jaloux de l'attention que Sérianne avait porté au chevalier, ils tentaient de la faire oublier par leur volubilité et de faire de Rahlan un simple prétendant de plus parmi eux.
Rahlan Sadanvor resta une heure avec Sérianne et sa basse cour de prétendants. Il fut plutôt silencieux, se contentant de boire les paroles de la fille Borthan, apprenant à la connaître.
Il dut la quitter avec regrets, conscient qu'il devait faire acte de présence auprès d'autres invités du comte Prian. Il appréhendait de retrouver son père, le comte Eltarion, qui devait enrager de l'avoir vu disparaître ainsi.
Lorsqu'il quitta la belle, Sérianne se contenta de lui adresser un simple salut de la main, presque enfantin. Il avait espéré quelque chose de plus solennel mais s'en contenta.

Il s'était éloigné d'une quinzaine de mètres lorsqu'il s'arrêta pour contempler Sérianne une dernière fois.
C'est alors qu'il entendit quelqu'un approcher et, se retournant, vit arriver Sherl Handress, l'Oracle royal.
Sherl était une femme d'une quarantaine d'année très bien faite et capable de rivaliser avec des jeunes femmes deux fois moins jeunes. Elle se savait désirable et ne cachait généralement pas ses atouts féminins, se contentant souvent d'uniquement les voiler derrière des vêtements diaphanes. Sherl était connue pour avoir de nombreux amants d'une nuit parmi les jeunes gardes royaux. Ses faveurs nocturnes étaient réputées et plus d'un homme du palais royal espérait qu'elle pose son regard sur lui.
Les Handress n'étaient pas une famille d'Elus mais ils pratiquaient la divination depuis des dizaines d'années. Le père de Sherl avait été au service du roi Terril Eldried et elle lui avait succédé et servait maintenant le roi Arghil.
Sa famille était réputée dévouée à la couronne et connue pour ses talents divinatoires. Le rôle de Sherl était d'interroger les dieux pour le compte du roi, de décrypter leurs messages, d'interprêter les rêves. Leur loyauté ne fut et ne serait sans doute jamais mise en doute.
Sherl vint se placer à côté de Rahlan sans dire un mot et observa elle aussi Sérianne.
Le chevalier s'adressa à la conseillère du roi toujours sans quitter des yeux la fille du duc Gerhd.
"- Oracle, puisque tu connais l'avenir, que peux tu me dire sur Sérianne ?
- Je suppose que tu veux parler de tes futures relations avec elle, chevalier !?
- Tu serais bien peu perspicace pour une Oracle si je devais te le préciser car tout le monde semble avoir remarqué mon trouble lors du banquet.
Souriante, l'Oracle royal posa la main sur la massive épaule de Rahlan, fixa la belle Sérianne quelques instants puis s'adressa au chevalier.
- De très forts liens vous uniront, que rien ni personne ne pourra jamais briser.
Rahlan sourit mais connaissant les réponses vagues des Oracles qui semblaient affectionner les affirmations à plusieurs sens, il demanda confirmation.
- Sérianne sera donc mon épouse ?
Sherl faillit répondre de suite mais se ravisa, chercha ses mots et répondit enfin.
- Le coeur et le corps de Sérianne t'appartiendront. Elle sera ton épouse.
Le coeur de Rahlan s'enflamma aussitôt à cette déclaration et il demanda d'un ton impatient.
- Quand ? Quand sera-t-elle mienne ?
- Tu dois accomplir ton devoir dans les Hautes Terres d'abord. Lorsque tu reviendras de ta campagne, Sérianne sera tienne.
Le chevalier Rahlan Sadanvor sentit une bouffée d'orgueil le traverser. Par ses affirmations, l'Oracle venait de lui confirmer que la belle sera sienne et qu'il reviendrait vivant de la campagne contre les Vanirins.
Son destin lui apparut dès lors comme glorieux.
- Je te remercie, Sherl Handress. Tu viens d'éclairer ma vie.
L'Oracle détourna la tête et regarda Sérianne Borthan, riante au milieu de ses prétendants.
- Ne me remercie pas, chevalier, je n'ai fait qu'accomplir mon devoir en te répondant. Rien d'autre.
- Tu le mérites pourtant. Tu m'as donné de grands espoirs."
Sherl resta encore un moment, silencieuse, aux côtés du chevalier puis s'éloigna vers le pavillon royal.
Le chevalier était maintenant hésitant. Il avait envie de retourner vers Sérianne et de la serrer contre lui. Seulement, cela n'était tout simplement pas possible. Du moins, pas encore.
Après avoir contemplé sa belle durant encore un moment, il quitta les jardins, le coeur léger.

Les jours suivants ne ressemblèrent pas à ce que le chevalier Rahlan Sadanvor avait imaginé. Etre promu second du prince provoquait un écho de la bataille dans son esprit. Pourtant, Rhalan se retrouva attelé à des tâches qu'il n'avait pas imaginé.
Il dut organiser la préparation des convois de ravitaillement qui suivraient l'Ost et qui feraient ensuite régulièrement la navette entre les Hautes Terres et le royaume de Tyrande. Pour cela, il dut recevoir et discuter avec une horde de marchands qui proposaient tous leurs services et leurs attelages. Il lui fallut évaluer l'honnêteté et la capacité à remplir cette mission pour chacun d'entre eux. Ceci donna lieu à de virulentes disputes avec certains marchands qu'il avait rejeté.
Il reçut les baillis royaux représentant les divers comtés, duchés et baronnies du royaume afin de discuter dans quelle mesure chaque partie de Tyrande contribuerait à nourrir l'Ost.
Ensuite, il dut s'informer du trajet de l'Ost et de celui des convois. Certains ponts sur la route des Hautes Terres étaient en très mauvais état et, d'autre part, une crue printannière avait emporté certains autres. Il dut alors recevoir divers nobles de Lambrie pour s'enquérir de l'état des routes et ponts de leurs domaines pour savoir où l'Ost et les convois passeraient et établir un trajet.
Enfin, certains marchands voulaient, à titre privé, pouvoir commercer avec l'Ost. Eux souhaitaient obtenir des franchises pour éviter de payer les divers tonlieus qui parsemaient la Lambrie, comme tout domaine féodal. Ceci contraint Rahlan à discuter avec les prévôts de Lambrie et le bailli royal en charge de ce comté. Les prévôts, au service des nobles de Lambrie, refusaient les exonérations qu'il réclamait pour les marchands car cela réduisait les sources de revenus des barons lambriens.
Après une journée où il s'exerça pour la première fois au dur travail de négociation, il réussit, avec l'appui du bailli royal de Lambrie, à faire accepter aux prévôts que la Cour Ducale de Lambrie se réunisse au plus vite afin de déterminer qui bénéficierait des exonérations de tonlieu. Tous les marchands volontaires pour le commerce avec l'armée ne pourraient pas en bénéficier mais Rahlan avait fait ce qu'il avait pu.
Enfin, le chevalier fut confronté au problème de la solde de la piétaille. Elevé dans l'esprit de la chevalerie, Rahlan savait que tout chevalier devait le service dans l'Ost royal une année sur quatre. Il ne s'était absolument jamais interrogé sur la piétaille, les piquiers, les archers, les sergents d'arme mais aussi les palefreniers, les cuisiniers, les forgerons, les charpentiers, etc ... et toute la ribambelle variée de serviteurs qui serait à disposition de la noblesse.
Bien que le montant de la solde fut déjà été fixée en fonction de la tâche dans l'Ost par le roi et le prince Ruormad, la charge d'organiser le paiement lui revint. Initialement, il pensa embaucher quelques connétables royaux pour tenir à jour une liste de soldats et de serviteurs, à leur charge d'y calculer les soldes. Les hommes recevraient alors leur or en revenant de la campagne.
L'idée, satisfaisante pour Rahlan, vint bientôt aux oreilles des marchands qui vinrent en délégation sous son pavillon pour protester. Comment pourraient ils commercer avec l'Ost si les hommes n'avaient pas d'or ?
D'autre part, il réalisa bien vite que la majorité de la piétaille souhaitait être payée sur place.
Il dut alors organiser de nouveaux convois qui apporteraient la solde dans les Hautes Terres. Comme il s'agissait d'un paiement effectué par le trésor royal, il dut trouver des gardes royaux pour en assurer la protection et se retrouva en discussion avec le sénéchal du roi pour cela. Et tout ceci ne le dispensa pas de créer son groupe de connétables car, effectivement, certains hommes ne voulaient leur or qu'à leur retour.

Au troisième jour de cette organisation, Rahlan était épuisé par les discussions, les tractations et la farandole de négociations.
Sa promotion lui était apparue comme l'opportunité de gagner de la gloire au combat alors que, depuis celle-ci, il développait plutôt sa connaissance du milieu marchand et des lois du royaume.
Le prince Ruormad fut constamment proche de Rahlan durant ces journées mais ils n'échangèrent finalement que peu de paroles, chacun étant fort pris par ses tâches. Ruormad fut confronté à quantité d'autres détails.
Les puissants de Tyrande avaient réparti les chevaliers dans les deux troupes de l'Ost, prenant soin d'éviter de créer des situations conflictuelles en raison des antagonismes entre certaines familles mais ce fut la tâche de Ruormad d'ensuite organiser ces deux troupes de manière pratique.
Le princel dut se soumettre au périlleux exercice de nommer les chefs de corps, les chefs des différentes garnisons, jouant avec les susceptibilités des chevaliers, tantôt conciliant, tantôt ferme dans ses choix. Il lui fallait jouer avec la compétence, la vaillance, le prestige familial et le poids politique pour créer un Ost capable de se battre de manière cohérente.
Comme Rahlan, le prince héritier dut faire plusieurs concessions, nommant des chevaliers à la réputation ou la compétence douteuse à des postes importants du seul fait que l'on ne pouvait se permettre de les assigner à une place moindre. Alors, il lui fallait trouver des hommes compétents à leur adjoindre afin que l'Ost garde son efficacité.

A l'aube du quatrième jour, tout était enfin en place et l'Ost commença sa marche vers les Hautes Terres.
Le prince et son second, en grandes tenues, observaient la fière armée de Tyrande qui débutait sa campagne. L'Ost rassemblait là environ cinq cent chevaliers, mille hommes d'armes et autant de non combattants. Les troupes partaient le long de la route qui traversait la Lambrie Méridionale selon l'axe nord sud et se dirigeraient vers les terres Vanirins.
De part et d'autre de la route, des prêtres de Valdiria bénissaient les hommes qui partaient à la guerre, appelant sur eux la protection de la déesse.
Le peuple de Verena s'était aussi rassemblé pour voir le départ de l'Ost et en avait profité pour organiser diverses kermesses et marchés improvisés.
Le roi et toute la haute noblesse de Tyrande observait toute cette masse humaine à partir des remparts de la ville, protégés du soleil d'été par de grandes tentures aux couleurs du royaume.
Ruormad et Rahlan avaient encore du mal à bien réaliser que toute cette troupe était à leurs ordres. Depuis le conseil de guerre, ils avaient certes oeuvré pour la constituer et en faire une force combattante mais désormais, la réalité de leurs efforts se matérialisait devant eux.
Le chevalier Sadanvor observait les remparts et les tribunes nobiliaires, son regard accroché par les couleurs vertes et jaunes de la famille Borthan. A cette distance, pourtant, il ne distinguait aucun visage.
Il détourna son regard des murailles et interpella le chef de l'Ost qui était quant à lui plongé dans l'observation des convois de ravitaillement qui commençaient leur mouvement.
"- Mon Prince, avez vous songé à prendre une épouse ?
Le prince Ruormad sursauta au son de la question.
- Une épouse ? Non... Pourquoi demandes tu cela ?
- Vous êtes le prince héritier. J'imagine que le mariage est un enjeu important pour vous.
- C'est le cas. Et mon père le roi a du être approché plus d'un noble désireux de me marier à sa fille.
- Pourtant vous ne l'êtes toujours pas. Ni même promis.
- Parce que le coeur et la raison d'état sont deux choses incompatibles.
- Votre coeur aurait donc choisi mais la raison d'état ne le permet pas ?
- C'est tout à fait ça. Mais je ne lutte pas contre cela.
- Et votre père ne vous a pas trouvé de mariée conforme au bien être du royaume ?
Le prince réfléchit un moment avant de répondre.
- La position de mon père est difficile depuis son accession au trône. Alors qu'il pourrait paraître être une faveur d'accepter que le prince héritier marie la fille d'un puissant de Tyrande, maintenant, avec l'affaiblissement du roi, trop de familles aimeraient que le mariage soit une compensation des écarts au droit royal concernant l'Ost. En d'autres termes, ils veulent que mon père accepte de me marier à l'une de leurs filles comme paiement de leur loyauté dans la guerre.
- Cela me paraît naturel.
- Cela pourrait l'être d'un certain point de vue mais il n'y a qu'un héritier. Donc la famille qui placerait sa fille à mes côtés aurait gagné une importante manche dans la lutte politique vers le trône. Ce qui risquerait de déstabiliser le reste de la noblesse. Imagine, Rahlan, ce que toutes les autres familles éconduites penseraient ? Soutenir un roi qui ne vous a finalement pas choisi ? Alors, mon père préfère éconduire tout le monde plutôt que favoriser une seule famille. Tu comprends son attitude ?
- Oui, cela me semble sage, en fait.
- Tout cela changera peut être si nous remportons la campagne contre les Vanirins. La situation se débloquera lorsque le roi Arghil ne se sentira plus lié dans son choix de mariée.
Leur conversation fut interrompue par une demi douzaine de chevaliers en armes qui vinrent les saluer avant de s'engager sur la route du nord.
Rahlan reprit ensuite ses questions.
- Vous avez évoqué votre choix de coeur. Je comprend donc que l'une des dames de Tyrande a votre attention.
Ruormad parut soudainement mal à l'aise mais il acquiesça de la tête.
- Et qui est elle si je puis me permettre cette question ?
Le prince hésita un moment et répondit.
- Hum... Je suis géné car tu la connais.
Rahlan se raidit immédiatement et eut un bref regard vers la tribune des Borthans sur les remparts.
Le prince se méprit sur cette réaction et précisa.
- Oh non ! Ne la cherche pas ici. Elle n'est pas venue.
Rassuré, Rahlan répondit.
- Quel dommage qu'elle ne soit pas là pour éclairer votre départ.
- Hélas oui", le prince ajouta alors doucement", J'aurai tant aimé revoir Milie avant de partir à la guerre.
Ce fut au tour de Rahlan de sursauter car il ne connaissait qu'une personne avec ce prénom.
- Milie ? Milie Sadanvor ? Ma cousine ?
Rahlan n'avait plus revu sa cousine depuis des années. Son père, le frère du comte Eltarion, s'était établi dans le delta du fleuve Lithriel, à proximité de la capitale, quittant les terres traditionnelles des Sadanvors. Rahlan avait de Milie le souvenir d'une gamine au visage encadré par une chevelure rousse et bouclée.
- Oui, ta cousine, chevalier. Il y a trois ans, j'ai été chasser dans le delta avec la garde royale. C'est là que je l'ai connue. On s'est peu fréquenté mais je garde d'elle un magnifique souvenir. C'est un beau brin de fille. La famille Sadanvor semble produire des enfants hors du commun !
Sur ces paroles, il frappa amicalement le dos de son second, montrant aussi par là combien Rahlan était gigantesque à côté de lui.
- Au risque de vous décevoir, mon Prince, mon père ne m'a jamais parlé de vous et de Milie.
- Le comte Eltarion sait rester discret lorsqu'il s'agit de sa famille, chevalier. Il n'avait pas non plus énoncé ouvertement sa volonté de te voir à mes côtés dans cette campagne.
Le chevalier concéda au prince que son père était effectivement peu volubile sur les affaires familiales.
- Et vous espérez marier Milie ?
- C'est un rêve d'adolescent ça !", fit le prince en riant, "Non pas qu'il me déplairait de voir Milie porter le diadème de reine mais je suis réaliste. Mon père décidera de cela, pas moi. J'ai toujours été élevé dans l'idée que je ne choisirai pas mon épouse donc j'y suis résigné.
Rahlan racla le fond de sa gorge et demanda d'un air qu'il espérait naturel.
- Vous connaissez Sérianne Borthan, mon Prince ?
Ce dernier eut un large sourire.
- Qui peut ne pas la connaître ? Mais surtout qui peut ne pas se souvenir d'elle après l'avoir vue ?!", il fit une pause, "C'est une créature splendide.
- Elle serait un bon parti pour vous, n'est ce pas ?
Le prince eut un rire ironique.
- Sans aucun doute ! Et d'ailleurs, qui ne rêverait pas de l'avoir dans son lit ? Mais c'est une Borthan donc la question ne se posera jamais.
- A ce point ?
- A ce point, Rahlan. Même avant l'ère de Pernangal Borthan. Après la mort du seigneur de guerre Lorgar Borthan, avant la Conquête, les Eldrieds ont tendu une belle embuscade aux Borthans et ma famille a failli tous les exterminer. C'était en 726 et aujourd'hui, la mémoire de cet évènement est encore cultivée dans nos familles respectives. Elles sont irréconciliables, Rahlan. A jamais. Je suppose que l'une d'entre elles finira par disparaître, un jour, massacrée par l'autre. Pour l'instant, le roi Arghil et le duc Gerhd pactisent mais si la possibilité nous en était donnée, nous nous affronterions sans problèmes. Cet antagonisme entre nous risque d'ailleurs de faire basculer le royaume dans la guerre civile en permanence.
- J'ai du mal à imaginer une rancune qui dure presque mille ans.
- Parce qu'elle est sous jacente, insidieuse. Mais nos familles y font référence régulièrement comme si elles avaient peur de perdre leur identité en l'oubliant. Et depuis que les Eldrieds tiennent la couronne d'Ehrin, les choses ne se sont pas arrangées..."
La discussion entre les deux hommes s'arrêta là. L'Ost avait presque terminé de quitter son campement au pied des murs de Verena et l'agitation causée par son départ commençait à retomber. Le peuple de la cité retournait peu à peu dans sa ville poursuivre ses occupations quotidiennes.
Même sous les dais royaux placés sur la muraille, on pouvait remarquer que la noblesse se désinteressait du spectacle.
Le prince Ruormad et son chevalier quittèrent leur poste d'observation eux aussi et rejoignirent la colonne de l'Ost en marche.

La progression à travers le comté de Lambrie Méridionale fut fastidieuse. Ruormad chevauchait en tête de colonne, avec les plus prestigieux nobles de l'Ost.
Rahlan, lui, n'arrêtait pas de faire des va-et-vients le long de la troupe pour s'occuper de quantités de petits problèmes.
Deux jours après le départ, Rahlan fut confronté à un problème inattendu.
Alors que l'Ost traversait une rivière par un pont fortifié, il apparut que certains chariots de ravitaillement ne pouvaient passer par la barbacane. Un baron local avait fait fortifier ce pont sur ses deniers personnels, entreprise louable s'il en est. Le pont était jouxté par un moulin. Lorsque la barbacane bloquant l'accès nord du pont avait du être construite, il avait fallu la décaler par rapport à l'axe du pont à cause du moulin.
Tout cela ne posait aucun problème en temps normal. Sauf qu'une partie des chariots de l'Ost étaient de massifs véhicules aux larges roues, peu maniables. Or, ces chariots ne pouvaient aisément passer le pont et pivoter pour entrer dans la barbacane et ainsi poursuivre leur route. Ils étaient tout simplement un peu trop larges.
Les faire passer était possible mais demanderait du temps mais, surtout, cela bloquerait totalement tout le reste de l'Ost situé derrière les chariots.
Après une brêve entrevue, Ruormad décida de faire poursuivre l'Ost sans délais.
Rahlan fit mettre les chariots de côté pour laisser passer le reste de la colonne. Il lui fallait trouver un autre pont. Les gardiens du pont fortifié lui indiquèrent les plus proches et le second de l'Ost partit les inspecter avec quelques hommes.
Evidemment, la présence du pont fortifié avait rendu l'entretien des autres, proches, assez inutile et ceux qu'il vit étaient trop branlants ou même de simples passerelles juste bonnes pour les fermiers pour passer d'un côté à l'autre de la rivière.
Il trouva un pont convenable beaucoup plus loin. Le détour pour faire passer les chariots par celui-ci serait de l'ordre de deux jours mais il n'avait pas d'autre choix. Il revint au pont fortifié, donna les instructions pour que les chariots passent par ce nouveau pont. Il les dota d'une escorte et leur fixa clairement le point de rendez vous après le détour afin qu'ils retrouve la colonne principale.
Durant ce détour, que Rahlan supervisa lui même, le chevalier se mit à maudire son nouveau poste. Surveiller des chariots, trouver des ponts, parler avec des marchands, tout cela était fort loin de la gloire militaire qu'il avait escompté lorsque son père lui avait affirmé que le roi avait accepté qu'il devienne le second de l'Ost.

L'Ost royal mit huit jours pour atteindre la frontière avec les Hautes Terres. Tout au long de sa progression, les habitants de Lambrie lui avait fait bon accueil. Les Lambriens, bien que généralement assez hostiles à la couronne, étaient cette fois ravis de voir l'Ost venir châtier leurs ennemis Vanirins.
Le prince dut accepter à plusieurs reprises à des invitations lancées par des barons Lambriens dont l'Ost traversait les terres. Tous assurèrent au prince leur soutien total dans cette guerre et certains proposèrent même d'y ajouter leurs troupes personnelles comme complément à l'Ost, ce que le prince refusa. Ces hommes auraient été difficiles à contrôler, n'étant pas enrôlés dans l'Ost et n'auraient sans doute pas accepté les ordres princiers pour plutôt se livrer à des pillages et des représailles sans fin.
Le terrain s'élevait lentement à l'approche de la frontière. L'Ost entra dans les Marches Lambriennes, les terres occupées par les deux seuls clans Vanirins qui avaient accepté la suzeraineté de Tyrande. En fait, ils n'avaient eu que peu de choix. Ayant été mercenaires de la couronne dans l'une des guerres passées entre Tyrande et les Hautes Terres, leurs cousins Vanirins les avaient chassés après le départ des troupes royales. Ils avaient alors été contraints de descendre dans la plaine du royaume et d'accepter de devenir des vassaux des barons de Lambrie et du royaume.
Pourtant, les Arinlins ne leur faisaient toujours pas confiance et, au cas particulier, les Lambriens continuaient à leur vouer une haine féroce, héritage des longs affrontements avec les Hautes Terres.
Ces deux clans vivaient donc entre le marteau et l'enclume, sujets à des raids vengeurs de leurs cousins des Hautes Terres tout comme les Lambriens mais rejetés et méprisés par Tyrande. Les comtes et barons de Lambrie s'étaient toujours refusés à assurer la défense de ces clans.
A l'arrivée à la frontière, à la base du plateau qui constituait les Hautes Terres, le prince Ruormad tint un conseil de guerre. Il répartit les rôles à ses nobles conformément aux grandes lignes exprimées par le roi et la haute noblesse, ajustées par lui même et Rahlan durant le voyage.
L'Ost se scinda en plusieurs colonnes. La principale était commandée par le prince et formerait le corps de bataille destiné à silloner les Hautes Terres pour y punir les rebelles Vanirins tandis que les autres groupes iraient relever les soldats Arinlins en garnison dans les trente fortins bâtis par Tyrande sur le plateau.
Rahlan eut en charge la colonne de relève la plus importante, celle qui irait remplacer la garnison de la forteresse de Brandwen et qui serait la base principale de l'Ost cette année.
La campagne dans les Hautes Terres commençait réellement maintenant.

 

 

 

L'Ost avait quitté Tyrande depuis deux mois maintenant. A Lindoriel, capitale du royaume, les premières rumeurs étaient vite arrivées. Cette campagne ressemblerait sans doute aux précédentes, mixage d'escarmouches, d'embuscades et de représailles. Les clans refusaient généralement la guerre ouverte, sur un champ de bataille. Il n'y aurait sans doute aucune bataille décisive, cette année encore, et après l'intérêt de cette campagne en raison de la nomination du prince comme chef de guerre, presque tous s'en désintéressèrent peu à peu.
Pourtant, dans la citadelle et palais royal, on guettait avidemment chaque nouvelle, chaque rumeur.
La plus récente nouvelle n'avait pas été ébruitée. Quelques chevaliers qui étaient revenus des Hautes Terres avaient rapporté au roi la nouvelle d'une blessure grave pour le prince héritier. Ce dernier aurait été très sérieusement blessé à la tête par une pierre de fronde lancée par un guerrier Vanirin. Seul le roi, ses conseillers et quelques membres de la haute noblesse étaient au courant. De suite, les nobles commencèrent à discuter de la mort éventuelle du prince héritier et seul enfant du roi. Si Ruormad mourrait, le roi devrait désigner devant le conseil royal un nouvel héritier, ce qui promettait un nouveau ballet d'intrigues.

Sérianne Borthan revenait d'une après midi de chasse. Pour elle, le divertissement consistait principalement à suivre les hommes qui poursuivaient un sanglier ou un cerf et jouer avec tous les prétendants qui ne manqueraient pas de venir lui tourner autour à cette occasion.
Sérianne était une jeune femme lucide. Elle savait que son charme naturel n'était pas l'unique raison de toutes ces attentions masculines. Elle était la fille du duc Gerhd et son père avait à de nombreuses reprises annoncé que sa dot serait la plus belle du royaume. Elle était donc un enjeu de pouvoir et de politique.
En attendant d'être mariée, elle se permettait de jouer avec tous ses prétendants. Aucun n'osait vraiment prendre le risque de lui déplaire. En quelques paroles, elle pouvait ruiner les espoirs d'une famille. Elle avait beau savoir qu'elle ne choisirait pas son mari, tous redoutaient néanmoins que son opinion n'influe sur la décision finale du duc.
La petite troupe de chasseurs rentrait bredouille aujourd'hui. Elle avait poursuivi un cerf en vain durant quatre heures. Trop de bruits, pas assez concentrée, la chasse n'avait eu aucune chance de l'attraper. Les rabatteurs en étaient quelque peu excédés car ils avaient couru en vain tandis que les nobles chasseurs bâtifolaient.
Les chasseurs traversèrent les rues de Lindoriel. Sérianne y résidait avec son père depuis le départ de l'Ost au début de l'été, pour une raison qu'elle ignorait. Mais la ville était agréable. La cité était posée au milieu de plusieurs bras paresseux du large delta du fleuve Lithriel. A travers le temps, les Arinlins en avait fait une magnifique cité et avaient aménagé les abords de la ville, drainant le sol, construisant de petites digues et irrigant. Des villages parsemaient la campagne alentour. La vie ici était paisible car il n'y avait nul ennemi, nul envahisseur.
L'océan était proche, à peine à une journée de cheval et l'on pouvait rapidement embarquer sur une élégante nef qui cabotait le long de la côte si l'envie vous en prenait.

Sérianne et sa cour arrivèrent enfin à la citadelle royale. Un puissant édifice défensif mais qui restait grâcieux avec ses hautes murailles blanchies à la chaux vive et ses tours effilées.
Elle passa par une entrée secondaire de la citadelle, une poterne qui permettait d'arriver directement aux écuries où elle laisserait son cheval.

Sérianne riait aux éclats d'une plaisanterie faite aux dépends d'un des chasseurs lorsqu'elle vit arriver Sherl, l'Oracle royal.
L'arrivée de la conseillère du roi lui fit ombrage. Sherl était une femme sensuelle et très suggestive. Dès qu'elle fut près des prétendants de Sérianne, elle focalisa sur elle une partie de l'attention masculine.
Sérianne ne fut pas réellement surprise de constater que l'Oracle était venue pour elle.
"- Sérianne Borthan. Le roi Arghil m'envoie te chercher. Il souhaite te voir au plus vite.
La fille du duc Gerhd fronça les sourcils et fixa l'Oracle. Cette dernière pinça les lèvres et lui dit.
- Ne joue pas à cela avec moi, petite. Percer les pensées d'un devin n'est pas une chose sage.
Comme une enfant prise en faute, Sérianne rougit et baissa les yeux. La déclaration de Sherl provoqua un malaise parmi les chasseurs. Aucun d'entre eux n'ignorait les pouvoirs de Sérianne mais ils préféraient les oublier.
- Dites au roi que je le rejoindrais au plus vite.
- Je t'accompagne à ta chambre.", répondit Sherl.
Sérianne, contrariée par la présence de l'Oracle, quitta alors ses prétendants et monta dans le donjon secondaire de la citadelle où se trouvaient ses appartements. Elle y chercha son père, en vain.
Elle se changea tandis que l'Oracle royal restait là à l'attendre. Même si elle était habituée à être servie pour diverses raisons, Sérianne détesta se savoir ainsi surveillée par Sherl Handress.
La jeune femme s'interrogeait sur cette future entrevue mais ne parvenait pas à déterminer les raisons qui poussaient le roi à demander à la voir.

Enfin prête, elle emboîta le pas derrière Sherl.
Contrairement à ce qu'elle attendait, l'Oracle ne la mena pas vers la salle du trône mais dans les appartements royaux.
Ceux-ci étaient richement décorés, témoins de la magnificence des princes Arinlins sur la plaine de Thyrann, de la puissance de leur royaume.
Sherl la conduit jusque dans une salle de lecture. En entrant, Sérianne eut la surprise, mais aussi le soulagement, d'y voir son père, le duc Gerhd.
Le roi Arghil Eldried était évidemment aussi présent. Il ne portait aucun des attributs royaux, juste le manteau des Eldrieds. Le souverain se tenait debout au milieu de la pièce tapissée de rayonnages sur lesquels des livres anciens étaient disposés avec soin. Son père se tenait à côté de l'unique fenêtre de la pièce mais qui était assez large pour laisser passer une lumière suffisante pour le lecteur occasionnel.
Le souverain du royaume de Tyrande lui parut fatigué. On disait que sa santé déclinait lentement avec les années. Pourtant Arghil n'était âgé que de quarante et un ans.
Sérianne salua son roi avec grâce, puis son père et attendit qu'on lui adresse la parole.
Ce fut le roi qui lui parla.

"- Sérianne Borthan. Je t'ai fait demander car la couronne a besoin de toi.
- Je suis là pour vous servir, mon roi", répondit la jeune femme.
- Tes talents, ton don, ne nous sont pas inconnus. C'est d'eux dont nous avons besoin maintenant.
Sérianne ne comprenait pas tout à fait où voulait en venir le roi. Elle fut tentée un moment de déployer son pouvoir pour lire les pensées du souverain mais l'audace d'un tel acte et son respect pour lui l'en empêcha. Le roi Arghil poursuivit.
- La rumeur qui a été rapportée récemment dit que le prince héritier a été gravement blessé. Il est indispensable de savoir ce qu'il en est réellement afin de prendre les meilleures dispositions si quelque chose de grave lui est arrivé.
- Mon roi, mes dons sont limités. Je doute que je puisse vous être utile.
- Ta modestie honore la lignée Borthan, jeune fille", le roi lança un regard glacial au duc Gerhd, "mais nous savons qu'ils sont étendus, plus que ce que tu laisses croire.
Sérianne ouvrit la bouche pour protester mais son père lui coupa la parole.
- Ma fille, le roi est plus au courant de tes dons que tu ne le penses. Dans l'intérêt de la couronne, je lui ai parlé de tes capacités.
Sérianne se tourna vers Sherl.
- Votre Oracle ne peut elle vous aider ?, demanda-t-elle candidement.
La conseillère répondit calmement.
- J'entrevois l'avenir, je parle aux dieux mais je ne peux pas voir les lieux ou les personnes, Sérianne, c'est ainsi.
Sérianne interrogea alors son père du regard, cherchant un secours mais le visage du duc Gerhd était fermé.
La jeune femme se permit de survoler les pensées de son père et réalisa qu'il avait décidé qu'elle aiderait le roi.
- Bien, mon roi. Je suis votre servante. Que dois je faire ?
- Utilise ton don, Sérianne Borthan. Cherche mon fils, vois s'il est toujours vivant, s'il a besoin de secours. Je veux savoir.
- Ce sera difficile, mon roi. Je n'ai vu pour la première fois le prince héritier que juste avant son départ avec l'Ost. Je ne suis pas sûre d'y parvenir.
- Tu le dois, Sérianne Borthan. Tu essaieras autant de fois qu'il le faut jusqu'à ce que tu y parviennes.
La voix du roi était cassante.
- Roi Arghil, soyez indulgent. C'est quelque chose qui est parfois dangereux.
- Dangereux ??", la voix du roi gronda, "Tu viens gémir avant d'avoir essayé ? Tu viens me parler de danger alors que mon fils est peut être agonisant parce qu'il défend le royaume ? Ce que je te demande n'est que d'accomplir ton devoir envers la couronne comme mon fils accomplit en ce moment le sien !
- J'obéis, mon roi. Pardonnez mes paroles...
- Commence, jeune fille.
Sérianne tenta de se relaxer. Elle n'était pas dans un bon état d'esprit pour réaliser ce qu'on lui demandait. Il lui fallait être calme.
Elle parvint à ralentir son coeur affolé et commença à se remémorer la silhouette de Ruormad.
Le roi adressa alors un signe de tête au duc Gerhd et son père se dirigea vers la porte.
Sérianne l'implora du regard pour qu'il reste mais Gerhd ne la regarda même pas et sortit.

Sérianne était maintenant seule avec le roi Arghil Eldried et l'Oracle Sherl.
La fille du duc recommença à se concentrer. Elle ferma les yeux et vit Ruormad comme elle l'avait vu lors du banquet du comte Prian, deux mois plus tôt. Un jeune homme élégant, avec de la prestance mais qui semblait perpétuellement préoccupé. Cheveux bruns et courts, des yeux noisettes. Elle visualisa son surcot aux armes combinées de la famille Eldried et de Tyrande, son épée, celle de son père Arghil.
Elle prit alors une profonde inspiration et tenta de déployer son pouvoir.
C'était un exercice qu'elle accomplissait très rarement car il était éprouvant physiquement. Les minutes s'égrénèrent les unes après les autres sans qu'elle ne bouge un cil. A ses côtés, Arghil et Sherl restaient silencieux.
Presque une heure passa avant que Sérianne ne réussisse enfin à atteindre la concentration requise. A ce moment, elle était déjà épuisée par l'effort et pourtant, il ne faisait que commencer.
L'esprit de Sérianne Borthan flottait maintenant comme un oiseau au dessus d'un paysage qu'elle ne connaissait pas. Son corps était dans la salle de lecture du roi à Lindoriel mais son esprit était ici, survolant une succession de collines douces et verdoyantes et de forêts touffues. Elle devina qu'il s'agissait des Hautes Terres. Le prince devait logiquement s'y trouver donc cela devait être le nord.
En écho à cette conclusion, son corps murmura "Je vois les Hautes Terres mais pas le prince. Juste le paysage".
Sérianne ne comprenait pas. A chaque fois qu'elle avait usé de ce pouvoir, son esprit avait toujours immédiatement trouvé le sujet de sa concentration. Quelque chose n'allait pas et cela l'inquiéta.
L'esprit de Sérianne dérivait lentement, à la recherche d'un indice. Elle perçut la voix calme de Sherl. "Reconcentre toi sur le prince, petite, et tu le trouveras"
Sérianne recommençait à faire l'inventaire de ses souvenirs concernant Ruormad lorsqu'un détail aguisa sa curiosité. Loin au nord dans les Hautes Terres, son esprit perçut quelque chose. Elle se sentait observée à partir d'un point lointain.
Elle se concentra sur ce sentiment, chercha à distinguer d'où cela venait. Il lui sembla alors distinguer une formation rocheuse qui se détachait dans le paysage des Hautes Terres. Son esprit y vola instantanément.
Elle dominait maintenant cette formation rocheuse, cru voir des gens mais elle sentit aussi une présence, quelque chose de puissant.
"- Qui es tu ?"
Le contact avec cette présence révolta Sérianne. Elle sondait souvent les pensées des gens. C'était pour elle comme lire un livre. Elle ne ressentait jamais rien de particulier mais là, elle sentit une menace, terrible, pesante. L'être qui venait de s'adresser à elle n'était pas humain.
Dans la salle de lecture, le corps de Sérianne Borthan se mit à geindre comme une enfant.
Le sentiment de menace grandit dans l'esprit de Sérianne qui commença à paniquer. Elle sentait que quelque chose de terrifiant cherchait à la localiser, à la trouver, à l'identifier. Elle imagina un terrible prédateur qui la cherchait pour la déchirer de ses griffes.
L'esprit de Sérianne revint dans son corps brutalement et elle poussa un terrible cri de terreur et s'effondra sur le sol, secouée par des pleurs incontrôlables.
Le roi et sa conseillère se regardèrent sans comprendre.
Sherl s'agenouilla à côté d'elle et la redressa.
"- Qu'est ce qui s'est passé, Sérianne ?, lui demanda-t-elle.
- Je ne sais pas. Il y a la bas quelque chose d'horrible qui a cherché à m'attraper, répondit la jeune femme entre deux sanglots.
- Sherl, de quoi parle-t-elle ?, demanda Arghil
- Je ne sais pas, mon roi. Je... n'en ai absolument aucune idée.
Le roi prit Sérianne par les épaules et la secoua.
- Qu'as tu vu, Sérianne Borthan ??
Il ne réussit qu'à provoquer une crise de larmes et n'obtint aucune réponse.
- Autorisez moi à ramener Sérianne à sa chambre, roi Arghil. Elle a besoin de se remettre de ce qu'elle vient de vivre.
Le roi ne paraissait pas vouloir admettre l'échec de la fille du duc. Durant un instant, Sherl crut que le roi allait ordonner à Sérianne de recommencer mais il céda.
- Qu'elle se repose. Mais elle devra recommencer au plus vite. J'ai besoin de savoir ce qui est arrivé à mon fils."

Sherl amena Sérianne jusqu'à sa chambre. Elle prit soin d'éviter de croiser le duc Gerhd, ne voulant pas s'embarasser d'un problème de plus sur le moment.
La jeune Borthan resta prostrée sur son lit durant tout le début de la soirée, pleurant par à-coups. A d'autres moments, ses souvenirs de panique remontaient en elle, impossibles à maîtriser, et elle se redressait, tendue à l'extrême et fouillait la pièce du regard, redoutant d'y trouver quelque chose venue la chercher.
L'Oracle royal resta avec elle, chercha à calmer ses peurs. Sherl essaya par la même occasion de se souvenir de ce qu'elle savait des Hautes Terres et qui aurait pu tant effrayer Sérianne mais elle ne trouva aucune réponse satisfaisante.

Lorsque le duc Gerhd apprit que sa fille était revenue en larmes de la salle de lecture, il surgit dans la chambre de Sérianne.
"- Qu'est ce qu'Arghil t'a fait ?, hurla-t-il.
Sherl se dressa pour bloquer le passage du duc.
- Laissez votre fille pour le moment, duc Gerhd. Nous voulons tous comprendre ce qu'il lui est arrivé mais il n'est pas temps de l'interroger.
Le duc poussa l'Oracle de côté comme si elle avait été une simple servante.
- Répond moi, Sérianne ! Qu'est ce que le roi t'a fait ?
La jeune femme, le visage ruisselant de larmes, parvint à peine à répondre.
- Il m'a demandé de chercher son fils. J'ai vu les Hautes Terres, père. Il y a quelque chose de terrifiant qui y est caché la bas. Cette chose a essayé de me trouver. Elle va me tuer, j'en suis sûre.
Et elle se mit à trembler.
- Mais le roi ? Il t'a frappé ? Il a fait quelque chose ?
- Non... Arghil n'a rien fait. Il était juste énervé parce que je n'ai pu retrouver le prince.
- Rien alors ?
Le duc, qui s'était assis sur le lit de sa fille, se redressa, pensif.
Sherl ne comprenait pas réellement son comportement. Sa fille semblait tout aussi surprise.
Sérianne implora son père.
- Arghil voudra que je recommence. Ne le laisse pas faire, père ! Je ne veux pas retourner là bas !
Le visage de Gerhd se ferma et d'une voix dure, il dit à sa fille.
- Si. Tu vas retourner auprès du roi et faire ce qu'il te demande.
- Mais je ne peux pas ! Je ne veux pas !, cria Sérianne.
- Je ne te demande pas ce que tu veux, Sérianne Borthan !!!
- Ne me force pas, père, j'ai trop peur ! Cette chose finira par m'attraper si je retourne là bas, j'en suis persuadée !
Gerhd saisit fermement sa fille par un bras et la força à se relever.
- Tu vas obéir ! J'ai donné ma parole au roi que tu l'aiderais alors tu vas l'aider !
- Je refuse !
Gerhd frappa sa fille au visage et qui s'effondra sur le lit sous la violence du coup.
- Tu es une Borthan ! Notre honneur est sacré ! Et tu es ma fille ! Donc tu vas obéir !
Sérianne, le visage marqué par le coup, gémissait de désespoir.
Le duc se dirigea vers la sortie et, parvenu à la porte, se retourna vers Sérianne. Il la pointa du doigt en lui criant.
- Ne me défie pas, Sérianne car je suis plus fort que toi. Tu vas aider Arghil parce que je lui ai promis et tu n'as aucun autre choix.
La jeune femme ne parvenait pas à accepter ce qui lui arrivait. Elle se rua aux pieds de son père, lui saisit une main et l'implora encore.
- Pitié, je vais en mourir ! Je le sens !
Le duc toisa sa fille avec un visage qui ne trahissait aucune émotion.
- Je repars demain matin mais toi, tu restes. Et tu resteras tant que le roi ne sera pas satisfait de tes services.
Il arracha sa main à celles de sa fille et sortit en claquant la porte.
Sérianne pleurait maintenant comme une enfant, prostrée contre la porte de sa chambre. Sherl, qui était restée silencieuse durant la dispute, fut touchée par la détresse de la jeune femme.
L'Oracle releva doucement la fille du duc et la coucha sur le lit. Sérianne semblait au bord de l'évanouissement.
- Est ce cela mon destin ?, demanda Sérianne à l'Oracle, la voix tremblante.
- Oui.
- Je vais mourir ?
Sherl fit une grimace agacée.
- Tu souhaites réellement que je te réponde ?
- Je ne sais pas...
Sherl caressa doucement le beau visage de Sérianne, pour sécher les larmes qui roulaient. Le duc avait frappé sa fille à la joue et celle-ci se mettait à enfler. L'Oracle lui massa doucement la mâchoire du bout des doigts.
- Sais tu, Sérianne, que j'ai une fille qui a à peu près ton âge ?
- Je l'ignorai. Pourquoi n'ai je jamais entendu parler d'elle ?
Le visage de l'Oracle laissa passer une ombre de tristesse.
- Parce que nous sommes tous obligés, à certains moments de notre vie, d'accepter des choix que d'autres ont fait pour nous. Ma fille s'appelle Shalintah. La dernière fois que je l'ai vue, elle avait six ans.
- Qu'est-il arrivé ?
Sherl pinça les lèvres, sous le coup d'un souvenir douloureux.
- Mon père fit une promesse il y a bien longtemps. Et le temps venu, j'ai du donner ma fille à une autre femme.
- C'est inhumain... Et où se trouve-t-elle maintenant ?
La conseillère du roi ne répondit pas de suite.
- Hors du royaume, dit uniquement l'Oracle.
Sherl sortit alors de ses souvenirs et regarda gravement la jeune femme.
- Sérianne, si je te raconte cela, c'est pour que tu comprennes que nous n'avons pas toujours le choix de notre vie. Certaines choses nous sont imposées et c'est ton cas aujourd'hui. Tu as eu jusqu'ici une vie douce et protégée mais c'est terminé. Que tu ressentes ce qu'il t'arrive comme une injustice ne changera rien du tout. Ni ton père ni le roi ne se laisseront attendrir par tes larmes. En réalité, ton seul choix se résume à accepter d'aider le roi, aussi terrible que cela puisse te paraître ou à refuser l'ordre de ton père. Dans ce cas, tu devras affronter sa colère. Comme tu devrais le comprendre, aucun de ces deux choix ne te redonnera la vie que tu as mené.
- Je ne veux pas risquer la mort juste pour avoir des nouvelles du prince !
- Alors va voir ton père et dis lui que tu ne te soumets pas. Mais fais le et arrête de pleurer car cela ne t'aidera pas.
Le ton de Sherl était cinglant.
- Je ne peux pas..., dit faiblement Sérianne.
L'Oracle poussa un soupir et se leva du chevet de la jeune femme.
- Prend ta décision, mais vite. Le roi va demander à te revoir bientôt, sans doute dans quelques heures.
Sherl Handress alla à la porte et s'adressa une dernière fois à la jeune femme.
- Je reviendrai te chercher lorsque le roi voudra te voir à nouveau. Il faudra que tu aies pris ta décision entretemps."
Puis elle sortit, laissant Sérianne seule.
La fille de Gerhd se remit à pleurer sur son lit. Elle ne voyait aucun échappatoire à ce qui lui arrivait, personne vers qui se tourner pour la protéger de la demande du roi. Elle ne pouvait même pas espérer du secours de la part de son père qui l'avait donnée au roi comme on donne un simple outil.
Sherl avait raison sur un point. La vie qu'elle avait connu jusque maintenant était terminée. Cette pensée la plongea dans un nouvel abîme de détresse.
Elle songea un moment à s'enfuir au loin. Loin du palais et du roi Arghil, loin de son père mais pour aller où ? Pour se soustraire à la colère des deux plus puissants hommes du royaume, il lui faudrait quitter Tyrande. Et elle ne voyait pas véritablement où aller. Ses pensées allèrent vers sa cour de prétendants mais elle ne trouva rien de satisfaisant. Elle les connaissait tous très bien, ayant lu et relu sans honte leurs pensées secrètes. Aucun des mâles qui lui tournait autour n'aurait le cran de s'opposer à la fois au roi et au duc Borthan.
Elle était dramatiquement seule dans cette situation...

Le roi Arghil n'avait pas quitté sa salle de lecture après que son Oracle ait emmené la jeune Sérianne.
C'est donc là que Sherl le retrouva à son retour.
Le souverain de Tyrande semblait lire paisiblement, assis derrière une table d'écriture. Il tournait avec délicatesse et respect les pages antiques d'un vieux livre enluminé qui faisait l'historique de la famille Eldried.
Le roi Arghil ne leva pas les yeux alors que sa conseillère vint devant lui.
"- Va-t-elle revenir ?, lui demanda-t-il simplement.
- Elle reviendra. Elle n'a pas le choix. Le duc Gerhd lui a ordonné de vous aider.
Le roi n'eut pas l'air surpris.
- Brave Gerhd... Il tient sa parole.
- Puis je vous dire le fond de ma pensée, roi Arghil ?
- Bien sûr, Sherl. C'est ce que j'attends toujours de toi, de toutes façons. Si même toi, tu te mets à enrober tes paroles d'hypocrisie, je suis alors vraiment perdu.
Le regard du roi s'arrêta sur une page où avait été soigneusement dessinée une bataille. L'un des personnagse de premier plan portait une bannière aux armes des Eldrieds, le faucon argent sur fond bleu.
- Sérianne a un grand don mais elle est trop jeune pour ce qu'on lui demande. Elle manque de maturité, elle prend peur trop vite, ne sait pas se maîtriser et cela la conduira au désastre.
Le roi tourna le livre vers l'Oracle et lui montra la gravure.
- Vois tu cet homme, Sherl ? C'est Parhil Eldried, un de mes ancêtres. Là, tu le vois en train de combattre les Caraniens. C'était au huitième siècle. Il a failli réussir à exterminer les Borthans quelques années après cette bataille. Il les avait presque tous eu. Mais presque... Il a laissé cette engeance survivre...
Le roi tourna rapidement les pages pour s'arrêter sur une autre gravure qui montrait un homme qui recevait la couronne d'Erhin.
- Lui, c'est Hemiel Eldried. Notre premier roi. Il a été élu souverain après que Kerlian Borthan, le précédent roi, se soit fait assassiné. C'est lui qui est à l'origine de notre glorieuse dynastie. Il réussit à prendre la couronne aux Borthans au quatorzième siècle. Ce fut notre plus grande victoire sur eux et ils ne la récupérèrent jamais.
- Roi Arghil... Vous allez tuer la petite.
Le roi s'empourpra de colère et jeta le livre au sol, qui éclata, ses feuilles glissant en désordre.
- Qu'elle crève ! Que tous les membres de cette maudite famille crèvent !
Sans dire un mot, Sherl se baissa et commença à rassembler les feuillets épars.
Le roi vociféra de plus belle.
- Que vais je dire à mes ancêtres à ma mort ? Que vais je dire à Parhil ? A Hemiel ? Comment vais je leur avouer ma honte ? Car c'est la honte qui ronge mon esprit, Sherl ! Elle me tue à petit feu, me consume !
L'Oracle reposa le tas de feuillets sur la table.
- Vous avez du faire un choix, mon roi. Votre famille ou Tyrande. Vous avez choisi Tyrande et vous devriez en être fier.
- Fier d'accepter de redonner aux Borthans ce que mes ancêtres réussirent à leur arracher ?
- Le royaume va s'effondrer à cause de cette guerre continuelle dans le nord si vous revenez sur votre décision. Le plan du duc Gerhd ne vous plaît pas mais il sauvera le royaume de la ruine qui le guette.
Le roi grogna en guise de réponse.
- D'ailleurs, mon roi, je vous rappelle que si Sérianne meurt, tout risque d'être remis en cause.
- C'est un risque oui, mais juste un risque, pas une certitude.", dit Arghil avec un air sinistre, "Et Gerhd est trop avide de me voir lui céder. Même si sa fille chérie en crève, je suis sûr qu'il maintiendra son offre. Sérianne est loin d'être indispensable dans notre plan.
- Ne faites pas payer à cette enfant le prix de votre rancune. Si vous admettez que sa mort ou sa survie ne changera rien, laissez la vivre.
Le roi se redressa sur sa chaise et reprit de la prestance.
- Je ne suis pas un monstre, Sherl. Je ne veux pas l'assassiner. Mais je veux qu'elle réponde à mes questions, qu'elle fasse le lien entre moi et Ruormad. Si, par contre, cela doit lui coûter la vie, elle mourra mais je n'en serai pas responsable.
- Vous ne pouvez nier cette responsabilité. Ne vous mentez pas.
- Alors je l'accepte puisque tu le veux. mais cela ne changera rien. Sérianne n'a pas à être ménagée. Mon enfant unique est à la guerre. Personne ne le ménage, lui. Sérianne devra mener un combat en mon nom comme mon fils le fait dans le nord. Et puis, Sérianne a des frères et des soeurs, Ruormad n'en a aucun. S'il meurt, personne ne pourra le remplacer dans mon coeur, ce qui n'est pas le cas de Sérianne.
- La perte d'un enfant est toujours douloureuse.
Arghil ricana méchamment.
- Tu parles de toi, n'est ce pas, Sherl ? Qu'est ce que tu y connais ? Tu n'as pas vu grandir ta fille ! Pas eu le temps de vivre pour et à travers ton enfant !
L'Oracle détourna le regard vers la fenêtre, blessée par les remarques du roi.
Le roi remit les feuillets qui traînaient sur la table dans la couverture du livre et quitta son siège.
- Sherl. Tu appeleras un relieur pour qu'il remettre en état cet ouvrage. Je dois rencontrer le bailli de Farnalost maintenant. Je reviendrai ici dans trois heures. Sérianne devra être là, tu iras la chercher. Si elle refuse, dis lui que je la ferai amener pieds et poings liés par la garde s'il le faut. Peu m'importe qu'elle soit d'accord ou non, elle fera sa sorcellerie pour moi."
Le roi Arghil Eldried quitta la pièce sans fermer la porte. Sherl entendait ses pas résonner sur les dalles des couloirs.
Elle contempla la ville de Lindoriel par la fenêtre jusqu'à ce que les pas du roi ne soient plus perceptibles.
Alors, elle prit les restes du livre qui contait l'histoire des Eldrieds et les contempla.
"Vos ancêtres seront sans doute très fiers de vous, Arghil. Vous êtes aussi implacable qu'eux", pensa-t-elle.

 

L'après midi s'achevait doucement. Sérianne n'avait pas quité sa chambre depuis le départ de l'Oracle. Ne trouvant aucune solution à son malheur, elle avait pleuré tout ce qui restait de larmes dans son corps durant une bonne heure avant d'enfin se calmer. Elle se sentait piégée par le roi et son père.
Durant les deux heures qui précédèrent le retour de l'Oracle dans sa chambre, Sérianne contempla la vie de la citadelle royale par la fenêtre de sa chambre. Elle se demandait si elle reverrait ses amis, ses prétendants. Elle songeait à sa mort prochaine et se demandait comment ils réagiraient. S'ils la pleureraient ou s'ils l'oublieraient.
Lorsque Sherl Handress vint dans sa chambre l'informer que le roi l'attendait, elle était résignée et accompagna la conseillère avec la résolution d'un condamné à mort.

Le roi n'était pas encore revenu dans la salle de lecture lorsque les deux femmes y parvinrent.
L'Oracle avait fait amener deux hauts fauteuils plus confortables que les simples sièges que l'on y trouvait ordinairement.
Sérianne prit place dans l'un d'entre eux. La jeune femme se tordait les mains d'anxiété et d'appréhension.
Sherl s'approcha et prit les mains de Sérianne dans les siennes dans un geste très maternel.
"- Il faut que tu te calmes, Sérianne, absolument.
- Je vais mourir, je le sais. Cette chose tapie dans les Hautes Terres va m'attraper et me tuer.
- Tu mourras si tu paniques. Dis moi ce qui s'est passé exactement.
- Ce fut quelque chose d'étrange. Lorsque je me concentre sur quelque chose et que je laisse mon esprit dériver, je me retrouve à chaque fois juste à côté. Mais là, ce n'est pas arrivé. A la place d'être à côté du prince, mon esprit s'est retrouvé planant au dessus d'un paysage. je pense qu'il s'agit des Hautes Terres car c'est là que le prince doit se trouver mais je n'en suis même pas sûre car je n'y ai jamais été. En tous cas, les Hautes Terres pourraient ressembler à ce que j'ai vu d'après ce que l'on m'en a décrit.
Comme Sérianne fit une pause dans sa description, Sherl en profita pour lui donner déjà lui donner un avis.
- Ton pouvoir est semblable à la divination que je pratique même si l'usage en est différent. Si tu n'as pu trouver le prince immédiatement, c'est qu'il y a une force supérieure qui règne en secret dans les Hautes Terres et qui empêche justement que l'on sonde le pays. Et c'est sans doute avec elle que tu as établi le contact ensuite.
- Peut être oui.", Sérianne reprit son récit, "Comme j'étais perdue au dessus du paysage et que je ne savais pas comment trouver le prince, j'ai pensé chercher des indices de l'Ost comme une forteresse, des bannières... Quelque chose. J'ai alors remarqué une sorte de pic au nord du pays. J'ai eu la sensation que quelqu'un m'observait de là haut. Ce fut un peu comme lorsque vous pensez être seul et que, peu à peu, un malaise grandit et lorsque vous vous tournez, vous réalisez qu'on vous regarde. J'ai voulu savoir ce qu'il en était et j'ai projeté mon esprit vers ce pic.
- Donc la chose se contentait de t'observer et c'est toi qui a été la chercher ?
La jeune femme hésita puis répondit.
- Juste avant d'y aller, j'avais l'impression que des doigts glacés m'enserraient la tête, c'était vraiment désagréable.
- Je connais cette sensation. Et ensuite ?
- La chose s'est adressée à moi. Elle m'a demandé qui j'étais. C'était comme une voix grinçante qui résonnait dans mon esprit.
- Elle a été prise au dépourvu, je pense.
- Comment ça ?
- Le fait qu'elle t'ai demandé qui tu étais prouve, pour moi, qu'elle a été surprise que tu la trouves, même si ce n'est pas volontaire. Ensuite, elle ne s'attendait peut être pas à ce que tu viennes simplement au-dessus de son antre, par simple curiosité. Je crois qu'elle doit être habituée à se confronter par la force, à défendre son territoire, à repousser des intrus. Toi, tu es simplement venue à elle, sans l'agresser, ce qui l'a déroutée.
- Comment aurais je pu l'agresser de toutes manières ?
- Ton pouvoir est encore balbutiant, Sérianne. Lire les pensées et projeter son esprit sont des broutilles, des jouets d'enfants. Tu es une Elue et si tu apprends à le faire, tu pourras accomplir des choses qui feront paraître ridicule ce que tu as fait aujourd'hui.
- Et qui pourrait m'apprendre ?
- Moi, je ne le peux pas. Je comprends certains de tes pouvoirs car par ma pratique de la divination, je suis amenée à prendre contact avec des êtres divins. Leur pensée est totalement étrangère à celle de l'humain et les contacter est éprouvant pour le corps et l'âme. C'est cette expérience que je peux te transmettre, t'apprendre à maîtriser tes dons actuels. Mais t'apprendre à les développer au delà, j'en suis incapable. Je suis une femme terriblement ordinaire à côté de toi. Aucun sang divin ne coule dans mes veines, ce qui est ton cas. Je ne comprends même que superficiellement comment tu réalises tes exploits, parce qu'on me l'a expliqué, mais c'est tout. Mais nous parlerons de cela plus tard. Continue ton récit.
Sérianne prit une profonde inspiration.
- Dès que j'ai entendu la voix, j'ai pris peur. Ce genre de peur que l'on ressent lorsqu'on croise une bête sauvage. J'ai eu peur pour ma vie, terriblement peur...", la voix de Sérianne faiblit, "Un jour, mon père m'a emmené dans les montagnes du Levant. C'était la fin de l'automne, le temps des premières neiges. J'avais quatorze ans. Mon père était en tournée d'inspection dans des villages de montagnards. Ce sont des sujets peu fiables et il faut toujours leur rapeller qu'ils sont nos vassaux. Alors mon père passe chez eux tous les deux ans. Nous étions arrêtés sur une route. Les hommes faisaient une pause avant d'aborder la montée à flanc de montagne. Moi, je me baladais seule dans les alentours, mes frères étaient restés pour aider les hommes à désalterer les chevaux. Et alors je vit un tigre des montagnes sortir tranquillement d'un sous bois. C'était une bête magnifique. Il avait déjà son pelage d'hiver, d'un blanc immaculé. Je ne sais pas combien de temps cela a duré mais j'étais hypnotisée par la beauté du félin. Le tigre me regardait droit dans les yeux, figé lui aussi. Puis, soudain, j'ai réalisé le danger alors j'ai hurlé de toutes mes forces. Et je me suis mise à courir vers les hommes de mon père. J'ai cru que mon coeur allait jaillir de ma poitrine tellement il battait fort. Je ne pensais plus à rien, c'était vide dans mon esprit. la seule chose qui me faisait agir, c'était la peur, une volonté de fuir, de survivre à tout prix... C'est cela que j'ai ressenti lorsque la chose s'est adressée à moi tout à l'heure. Une peur terrible, comme si j'étais confrontée à un animal sauvage et mortel. Je n'ai plus alors pensé qu'à une chose. Fuir.
- Heureusement que cela ne s'est pas mal terminé.
- Qu'aurait-il pu arriver ?
- Je pense que tu as établi le contact avec une créature d'essence divine. Curieusement, son existence dans les Hautes Terres nous a toujours échappé. Enfin, je ne l'ai jamais suspectée moi même. Cela dit, ton échec pour trouver le prince prouve qu'elle masque son territoire.
- Mais qui est cette créature ?
- Je l'ignore pour l'instant. Avec l'expérience, lorsque l'on se retrouve en contact avec un être divin, on devine sa nature grâce aux sensations que l'on a. Il faut être capable de faire le tri entre les émotions que l'on ressent, dédaigner cette peur instinctive qui nous étreint tous lors de nos premiers contacts pour ressentir au delà de celle-ci. Ce sentiment de te retrouver face à une bête sauvage est important. Tout d'abord, bien que cette créature soit d'origine divine, ce n'est pas un dieu, car elle réside en Hannoerth. Tout porte à croire que tu as été en contact avec l'un de ces serviteurs divins qui résident dans notre monde depuis la Création.
- Un Deva ?
- C'est cela. L'indice de ta peur primale me laisse croire qu'il s'agit d'un Deva qui a fini par oublier sa mission divine. Il a sans doute été confronté à de graves menaces, peut être le Dieu Noir, quelque chose, je ne sais pas. Je crois qu'il a peur, qu'il se cache et qu'il est dangereux pour tout ceux qui l'approchent. Avec le temps, il est devenu comme un animal traqué et apeuré.
- Est ce censé me rassurer ?
- Absolument pas... Ce qui m'étonne, c'est que tu as pu le percevoir. S'il est parvenu à se cacher si près de notre royaume si longtemps, j'aurai imaginé que ton don ne pouvait pas le mettre à jour. Mais tu l'as fait.
- Qu'est ce que l'on va faire alors ?
- Toi, tu vas obéir au roi et tenter de retrouver le prince.
- Quoi ? Vous n'allez pas dire au roi ce que vous pensez de cela ? Lui confirmer que je risque la mort ?
- Je vais être franche, petite. Le roi se fiche totalement de toi. Ta mort lui ferait même plaisir. Et Arghil ne m'écoutera pas, même si je lui expliquais longuement ce que je pense. Ce qui est important maintenant, c'est que tu survives à cette épreuve car tu ne peux pas te dérober.
- Mais vous ne pouvez pas m'aider avec vos pouvoirs ?
- Moi ?", Sherl eut un sourire ennuyé, "Je crois que tu as oublié qui je suis, Sérianne. Je ne suis pas une Elue comme toi. Ma magie consiste à parler à la déesse Valdiria, aux autres dieux. Je suis une devineresse, une Oracle. Je peux lancer quelques petits sortilèges mais ils n'ont jamais rien de permanent car je ne peux modifier la Création de manière durable par ma seule volonté. C'est votre privilège, à vous Elus, pas le mien. N'importe quel sorcier apprend à faire par instinct ce que je parviens avec difficulté à réaliser. Il y a des chevaliers parmi les familles princières de Tyrande qui sont plus doués que moi dans ce domaine... Mais si moi, je ne peux pas t'aider directement, je ne t'abandonne pas pour autant. J'ai des ressources. Tout d'abord, nous allons discuter du contact avec les êtres divins, je vais t'enseigner à maîtriser tes émotions, à les lire, à les comprendre car c'est la base de la divination. Ensuite, je vais interroger la déesse sur les Hautes Terres mais rien ne garantit que je puisse apprendre quelque chose. Il est très difficile d'interprêter les messages de Valdiria. La déesse répond avec des concepts, des visions, des impressions, pas avec des mots. Enfin je vais aussi tenter de trouver Kermiac, l'archimage. Lui est un vrai sorcier, un Elu. J'espère qu'il t'aidera.
- Kermiac est un Eldried", précisa Sérianne avec aigreur.
- C'est l'archimage, jeune Borthan. Il occupait déjà ce poste du temps du grand père du roi Arghil. Il est vieux, sage, puissant. Mais surtout, il est détaché des luttes familiales. Son rôle est de maintenir le pays en vie, de faire que le soleil se lève sur Tyrande, que le vent souffle. Il est le gardien de la Création chez nous.
- Peut être saura-t-il quelque chose sur le Deva des Hautes Terres ?
- Possible oui. Reste à savoir s'il acceptera de m'en parler.
- Pourquoi refuserait-il ? Parce que je suis une Borthan ?
- Non. Parce que l'archimage ne vit plus complètement dans notre monde. Nos préoccupations ne sont pas les siennes. D'un certain point de vue, on peut même dire qu'il n'est plus humain.
Sérianne poussa un long soupir de frustration.
- Je me sens bien seule devant ce qui m'attend.
- Une dernière chose, Sérianne. Le roi n'a aucun respect pour ta vie. Fais bien attention à ce que tu vas lui dire car il sera avide de t'utiliser, quitte à t'en faire mourir. Evite de lui parler du Deva. C'est un élément très important que cette créature si près de nous. S'il suspecte la vérité, il voudra en savoir plus, il exigera que tu tentes de contacter la chose plus encore, que tu la découvres. Et tu n'es pas prête pour cela. Reste évasive, masque lui ta peur, concentre toi sur ce qu'il demande et rien d'autre. Ne lui laisse pas penser que tu peux lui servir à autre chose que prendre des nouvelles de son fils sinon tu le paieras de ta vie.
La jeune femme frissonna.
- Je ne sais pas si je réussirai mais je n'oublierai pas ces conseils.
- Tu ferais mieux. Il va vouloir abuser de ton pouvoir, ne l'accepte pas.
Dans son fauteuil, Sérianne réfléchit aux paroles de Sherl Handress et le silence s'installa dans la pièce.
L'Oracle se déplaça doucement dans la salle de lecture et piocha plusieurs ouvrages dans les rayonnages. Tous avaient pour thème les Hautes Terres.
Son choix terminé, elle revint voir la jeune femme.
- Je dois te quitter, Sérianne. Nous nous verrons plus tard. Le roi m'a signifié qu'il ne voulait pas que je sois présente... Sois forte."
Sherl se pencha et embrassa Sérianne sur le front avec tendresse puis quitta la pièce avec les livres.

La fille du duc Gerhd Borthan resta seule avec ses pensées après le départ de l'Oracle. Le roi ne venait toujours pas et le soleil déclinait lentement, plongeant peu à peu la salle de lecture dans une semi obscurité.
Sérianne finit par se lever et alluma une simple chandelle qu'elle posa sur l'unique table de la pièce.
Une dizaine de minutes plus tard, le roi arriva enfin, visiblement contrarié. Il était, cette fois, revêtu de ses habits de fonction, ce qui prouvait qu'il venait directement de la salle du trône.
Arghil Eldried s'installa sans un mot dans l'un des fauteuils, face à celui de Sérianne.
La jeune femme se mit à son aise dans le sien et attendit. Le souverain de Tyrande lui fit comprendre d'un geste qu'elle devait commencer.
Alors Sérianne ferma les yeux et se concentra sur l'image du prince héritier.
Dès lors, elle se mit à l'écoute de la Création, percevant mentalement la pièce autour d'elle, la présence du roi, la chandelle. Puis son esprit élargit sa perception. Elle sentait la vie tout autour d'elle dans la citadelle, puis la ville de Lindoriel qui se préparait pour la nuit.
L'exercice était très long. Pour projeter son esprit au loin, Sérianne devait d'abord être à l'écoute du monde qui l'entourait afin que son esprit soit en harmonie avec la Création. Lorsque c'était fait, il n'était alors plus lié à son corps et pouvait se déplacer librement.
Aussi, la moindre déconcentration faisait échouer sa tentative. Or, au fond de son coeur, Sérianne ressentait toujours le souvenir de cette terrifiante présence dans les terres au nord. Elle redoutait de s'y retrouver confrontée une fois de plus.
Après une demie heure, Sérianne poussa un profond soupir et rouvrit les yeux.
"- Je suis désolée, mon roi, je n'y parviens pas.
Arghil la regarda sans laisser paraître une quelconque émotion.
- Recommence.
- Je ne peux pas, mon roi, je n'y parviendrai pas plus en recommençant.
- Je ne te demande pas ton avis. Recommence.
Comme la jeune femme ne semblait pas prête à se soumettre, Arghil compléta son ordre.
- Sérianne Borthan. Si tu ne recommences pas, si tu échoues, je te ferai jeter au cachot où tu pourras faire mûrir tes techniques de sorcellerie jusqu'à ce que tu penses être capable de faire ce que je t'ordonne. Outre le fait que je t'assure que se retrouver dans un cul de basse fosse n'est pas agréable, imagine donc le déshonneur que tu ferais à ta famille et à ton père.
- Vous n'oseriez pas !
- Je te garantis que c'est ce qui t'attends, crois moi.
Le ton du roi était grave.
Sérianne plongea son esprit au milieu des pensées du roi et réalisa que ce dernier était tout à fait sérieux et prêt à mettre sa menace à exécution. Elle ressentit aussi la détresse d'un père inquiet du sort de son fils mais un père capable de faire tous les sacrifices pour être rassuré.
Alors Sérianne recommença sa magie.
Les heures passaient dans la salle de lecture de la forteresse royale. Sérianne ne parvenait plus à projeter son esprit vers les Hautes Terres. Aucune image ne lui venait, de quoique ce soit.
A la quatrième tentative, Sérianne, à bout de forces, avait choisi de visualiser la frontière nord de Tyrande, la Lambrie, puisque les Hautes Terres elles mêmes lui étaient voilées.
Enfin parvenue à s'échapper mentalement de son corps, Sérianne avait alors choisi de tenter d'aller de la Lambrie vers les Hautes Terres ainsi. La méthode était longue mais elle seule semblait fonctionner.
Mais la jeune femme n'avait pas l'endurance physique pour mener dès lors des recherches alors qu'elle venait d'échouer toute la nuit dans l'usage de son don. Son esprit fouillait les vallées méridionnales des Hautes Terres, à la recherche d'un indice, de quelque chose qui pourrait contenter le roi. Mais, sans indication, ne reconnaissant aucun lieu, sa quête semblait vaine.
Alors que les premières lueurs du matin venaient d'annoncer l'arrivée du soleil, Sérianne s'effondra, tomba de son siège, inconsciente.
Le roi Arghil appela ses serviteurs et fit porter le corps de Sérianne dans ses appartements puis fut informé que son Oracle demandait à le voir.

Lorsque Sherl arriva, elle chercha des yeux la jeune Sérianne. Le roi surprit cette attitude.
"- Sérianne Borthan n'est plus ici, Oracle. Elle est dans ses appartements.
- Dois je comprendre par votre présence en ces lieux aussi tôt ce matin que vous avez poussé les pouvoirs de la petite durant toute la nuit ?
Le roi fronça les sourcils.
- Je lui ai demandé de s'accomplir de son devoir envers la couronne et le royaume.", il désigna un fauteuil à l'Oracle pour qu'elle s'assoie, "Mais il faut que tu saches que Sérianne Borthan refuse de s'acquitter de sa tâche. Elle tempère, tergiverse, proteste mais ne m'a rien dit, rien appris. Donc, tu iras la trouver en fin de mâtinée. Tu lui diras que je l'attends ici, cet après midi. Et fait lui bien comprendre que si elle ne plie pas à ma volonté, le cachot l'attend. Je l'en ai déjà menacé mais l'outrecuidance des Borthan embrume son esprit et elle se pense protégée par son rang et son sang. Peut être elle t'écoutera, toi. Dis lui bien qu'elle n'a aucun choix, qu'elle devra, cet après midi, me donner des réponses. Cette nuit fut son premier et dernier échec.
- Permettez moi de vous mettre en garde, mon roi. Ne confondez pas l'inexpérience de Sérianne avec un refus de sa part.
- Dans les Hautes Terres, il y a aussi des hommes inexpérimentés au combat. Ils ne le refusent pour autant pas, par loyauté. Sérianne n'a pas à bénéficier d'un traitement différent dans cette guerre sous prétexte qu'elle est sorcière et non chevalier.
- Connaissant la tendance de Sérianne à lire les pensées d'autrui sans la moindre gène, je pense qu'elle s'est permise de le faire dans la nuit pour vous. Donc je pense qu'elle sait votre détermination. Moi, qui prétend vous connaître quelque peu depuis dix ans que vous êtes sur le trône de Tyrande, je constate votre fermeté, je la vois sur votre visage. Je pense que tout cela n'a pas échappé à Sérianne. Donc si elle ne vous a rien appris, c'est qu'elle a échoué. Elle n'a pas cherché à vous défier.
- Lorsqu'un chevalier échoue au combat, il meurt ou fini mutilé.
Sherl Handress eut un rire ironique.
- C'est donc cela que vous voulez ? Que la petite finisse mutilée comme preuve de son échec ? Qu'elle porte sur son corps les marques de votre ordre ?
- Tout le monde doit se sacrifier pour le royaume. J'ai consenti à deux sacrifices dans cette guerre, mon fils et un pacte avec le duc Gerhd. Cesse donc de défendre cette gamine. Car oui, si elle doit souffrir pour accomplir son devoir, elle souffrira.
- Mais êtes vous bien sûr de l'utilité du sacrifice que vous lui demandez de faire ?
Le roi s'empourpra de colère et pointa un doigt vers son Oracle.
- Fait attention à toi, Sherl Handress. Il y a une limite entre la franchise que je te demande et l'effronterie.
Rappelée à l'ordre, Sherl se mura dans un silence désapprobateur. Le roi Arghil se leva et fit les cents pas dans la pièce. La conseillère s'adressa à lui mais sur un ton glacial.
- J'irai voir Sérianne Borthan comme vous me l'ordonnez, roi Arghil. Mais si j'ai demandé à vous voir, c'est pour vous soumettre une requête.
Le roi soupira et la conseillère lui exposa la raison de sa venue.
- Je souhaite votre autorisation pour m'absenter afin d'aller quérir l'avis, sinon l'aide, de l'Archimage Kermiac. Sérianne est jeune, ne maîtrise pas son talent et je ne peux l'aider efficacement. Je ne suis pas une Elue.
- Et tu crois que Kermiac va venir à Lindoriel pour servir de professeur à la jeune Borthan ?
- Non, évidemment non. Mais je voudrais m'entreteniravec lui afin d'affiner ce que je vais pouvoir enseigner à Sérianne.
- Kermiac se fiche de la Borthan...
- Sans doute mais pas moi. D'autre part, vous devez admettre que toute information qui me permettrait d'aider Sérianne vous aidera ensuite. Si Sérianne maîtrise mieux sa sorcellerie, vous en profiterez.
- Crois tu ? Tu oublies que je veux des réponses de suite, pas dans un mois ou deux. Le temps que tu ailles trouver Kermiac, soit Sérianne m'aura donné ce que je désire, soit elle aura échoué définitivement.
- Je n'aurai pas à faire le voyage jusqu'à Kermiac. Son apprenti, Valgravian Temerlaine, est ici, à Lindoriel. Il m'emmènera jusqu'à l'Archimage.
Le visage du roi exprima la surprise, puis une profonde contrariété.
- Valgravian est ici et il n'est pas venu me voir ?", dit le roi d'un ton ombrageux, "Les usages se perdent... Et je prédis que ce Valgravian, s'il devient Archimage un jour, sera sans doute un piètre serviteur s'il commence déjà ainsi à manquer de respect à son souverain.
Cette fois, ce fut au tour de Sherl de soupirer.
- Ne vous formalisez pas, roi Arghil. L'apprenti de Kermiac a la réputation d'être un solitaire mais sa magie est tout autant appréciée que sa présence.
Arghil haussa les épaules.
- Surtout appréciée par la gent féminine, n'est ce pas ?", puis il ajouta avec dépit, "Il n'est qu'un charmeur.
- Peu importe, mon roi. Laissez moi aller trouver Valgravian. Il me permettra de rencontrer l'Archimage au plus vite. Et lorsque je reviendrai, je pourrai avoir de meilleurs conseils pour Sérianne.
Le roi réfléchit un instant puis accepta d'un mouvement de tête. L'Oracle Royal poursuivit.
- Dans l'intervalle, soyez indulgent avec Sérianne. Vous l'avez comparée à un chevalier devant faire son devoir. Mais un chevalier a reçu l'apprentissage du métier des armes, Sérianne n'a pas eu cet apprentissage.
- Cesse donc, Sherl. Je t'autorise à t'absenter pour faire tes affaires que tu croies utiles mais ne vient pas me relancer. Sérianne me servira. Il n'y a pas à discuter.
- Bien", fit l'Oracle d'un ton aigri, "Permettez moi de me retirer pour préparer mon départ.
- Tu peux partir, Sherl Handress..."

Après le départ de son Oracle, le roi alla trouver son sénéchal. Il lui dit de poster des gardes devant la chambre de Sérianne Borthan, redoutant que celle-ci ne cherche à fuir la citadelle. Il informa aussi sa cour qu'il serait moins disponible jusqu'à nouvel ordre et manda deux de ses baillis pour expédier les affaires courantes. Enfin, il alla à ses appartements pour prendre du repos.

 

Quelques heures plus tard, Sherl Handress, Oracle Royal de Tyrande, sortit de la citadelle avec une escorte pour aller quérir l'apprenti de l'Archimage.
Le roi avait pris ombrage du manque de respect de Valgravian l'apprenti, qui n'était pas venu lui présenter ses hommages à son arrivée. Sherl s'en attristait. Le roi Arghil se focalisait de plus en plus sur ces supposés manques de respect envers lui. Le souverain se faisait vieux, s'attachait aux apparences, s'attardait sur des problèmes mineurs, devenait de plus en plus rigide et de moins en moins réceptif aux avis extérieurs.
Sherl avait mis en garde le souverain à plusieurs reprises depuis dix ans contre la poursuite de la guerre avec les Vanirins du nord. Le danger que représentaient ces clans de pillards était largement surestimé par le duc Prian de Lambrie et ce, elle le supposait, en toute connaissance de cause. Prian avait été le premier mouvement d'une conjouration pour faire trébucher, voire chuter, le pouvoir royal. Avec les années, les deux autres principaux protagonistes de cette conjuration, Faral et Gherd, avaient fini par se dévoiler.
Mais Arghil ne voulait rien entendre. Il avait hérité de la guerre avec les Vanirins en même temps que de la couronne. C'était le legs insidieux de son père. Comme lui, le père d'Arghil avait été pris dans la toile des trois nobles.
Sherl avait eu beau soutenir qu'aucun danger majeur venant des terres Vanirins ne menaçait le royaume, Arghil ne l'avait pas écoutée. Pour le souverain de Tyrande, les Vanirins étaient la preuve de sa faiblesse, de son incapacité à faire régner sa loi. L'esprit du roi tournait sans cesse autour de ce faux problème et le rongeait.
Même l'avis du sage duc Pellam n'avait pas fait changer la politique royale.
Tout cela était le mal d'Arghil, le mal du royaume. Obsédé par la supposée défiance des Vanirins, obsédé par la résistance de Sérianne, obsédé par l'apprenti de Kermiac qui ne vient pas s'incliner devant lui, Arghil perdait toujours plus le sens des réalités. La vie du roi n'était plus que la somme d'une quantité de petits détails qu'il s'obstinait à considérer comme minant son autorité. L'existence d'Arghil gravitait autour de ces problèmes de cour et d'autorité, de ces jeux de pouvoir. Le roi ne serait pas un grand roi pour Tyrande. Il n'accomplirait rien de grandiose, capturé par la médiocrité des luttes de la noblesse et l'alimentant en tentant de s'y soustraire. Arghil n'avait pas su s'imposer après son couronnement et, intuitivement, il savait que son règne serait bien pâle à côté de certains de ses illustres ancêtres...

Au service de la couronne, Sherl s'efforçait de compenser les réactions excessives du roi. Mais elle se sentait souvent bien seule et inutile. Les deux seules autres puissances du royaume, le Saint Clergé et l'Archimage, étaient tenus de rester à l'écart de la politique de par la loi royale. Seule la noblesse pouvait aider Sherl mais c'était cette même noblesse qui s'acharnait à détruire l'institution royale avec méthode.
Aujourd'hui, l'Oracle était très préoccupée par la créature qu'avait découverte la jeune Sérianne. Si elle souhaitait rencontrer l'Archimage, c'était certes pour avoir des conseils pour aider la jeune fille mais surtout pour savoir si l'Archimage pouvait identifier cette chose. Elle avait tu la véritable raison de son départ pour trouver Kermiac au roi, craignant que celui-ci ne force Sérianne à enquêter pour lui, craignant qu'il ne décide que cette chose non identifiée encore ne menace son royaume et qu'il prenne une décision désastreuse. Elle se méfiait des réactions disproportionnées du roi. Elle redoutait qu'il ne décide de combattre cette chose pour masquer ses problèmes, pour camoufler la ruine de l'institution royale...

L'Oracle et son escorte traversèrent la ville de Lindoriel sans provoquer beaucoup de surprises. Sherl visitait fréquemment la ville où elle avait grandi et appréciait toujours de se faufiler à travers les ruelles étroites de la capitale du royaume.
C'est du côté de la porte orientale qu'elle pensait trouver Valgravian. C'était par cette porte qu'arrivaient les gens venus de la côte. Autour de la Porte Océane, comme les habitants l'appelaient, s'était développé un quartier de marchands, de négociants. Evidemment, avec tous ces gens de passage, c'était aussi un quartier de rapines et de vols qui, de plus, avait le sinistre privilège d'avoir abrité la demeure cachée de Garn, l'un des plus célèbres malandrins de Tyrande.
Mais Sherl n'avait pas à craindre la faune criminelle locale, escortée comme elle l'était.
La conseillère du roi passa entre les échoppes et les dais des marchands. Sa tenue très suggestive, comme à son habitude, attira plus d'un regard masculin et provoqua quelques sifflets et même quelques remarques audacieuses ou insolentes à peine étouffées. Sherl ne se vexait pas. A la cour, beaucoup avaient une piètre opinion d'elle qui affichait ses charmes avec ostentation mais ils taisaient leurs pensées. Les commentaires grivois du quartier de la Porte Océane étaient ils pires que les discrètes remarques méprisantes de la cour ? Peu lui importait. Dans les deux cas, elle était protégée : par son statut à la cour, par ses gardes ici.
Sherl se dirigea vers l'un des tripots du quartier. La Taverne de la Vouivre lui était connue. C'était à la fois une simple taverne mais aussi un lieu de pari, de jeu ou encore un endroit où l'on pouvait recruter divers talents, bien que souvent illégaux. Elle même, qui ne dédaignait pas fumer de la Jazra, une plante épicée rare que l'on ne trouvait que dans le nord de la Grande Plaine d'Ehrin, était occasionnellement venue ici pour s'en procurer à prix d'or. Bien que fumer cette plante ne soit pas interdit, le fait était, tout simplement, que seuls des individus peu recommandables s'aventuraient dans les endroits où l'on pouvait se procurer la Jazra et ces individus raffolaient venir à la Taverne de la Vouivre.
Lorsqu'elle approcha, elle perçut les bruits familiers d'hommes et de femmes festoyant, prenant plaisir à être ensembles. Elle regrettait ce genre de fêtes qui n'avaient jamais lieu à la cour puisque là bas la moindre fête était encadrée, réglée. Elle appréciait la spontanéité de la taverne, même si elle savait que ces rires et ces chants masquaient aussi parfois la misère.

Elle donna pour consigne à ses gardes de l'attendre à l'extérieur de la taverne et de se faire discrets puis elle entra.
Elle n'eut pas à chercher Valgravian car sa présence lui sauta de suite aux yeux. L'apprenti de l'Archimage Kermiac faisait son numéro habituel à la taverne. Inconscient de la véritable identité de Valgravian, le patron de la taverne embauchait l'apprenti à chacun de ses passages à Lindoriel. Pour ce patron, pour toute la clientèle et les habitants du quartier, Valgravian était un amuseur, un illusionniste.
Sherl resta à la porte, admirant le spectacle
Valgravian était un homme jeune, au visage fin, aux traits gracieux. Son regard vert émeraude faisait chavirer le coeur de plus d'une femme et son sourire avait ce côté rieur, insouciant, de la jeunesse. L'apprenti était aussi très fier de sa longue chevelure blonde, un attribut pourtant exclusivement féminin à Tyrande. Valgravian était constamment séducteur, toujours à l'affut d'une conquête. Tantôt androgyne, tantôt terriblement masculin, l'apprenti de l'Archimage était un cyclone dans le coeur des femmes.
Pour l'heure, Valgravian se tenait au milieu de la salle et dansait avec une jeune femme qui paraisait ravie. Bien vite, Sherl réalisa que la cavalière de Valgravian était aussi assise à une table, riant avec un peu de gène.
C'était l'un des tours favoris de l'apprenti : inviter une femme qui lui plaisait à danser et, si elle se refusait, il lui volait son image, fabriquait une copie avec sa magie et allait danser avec elle. La mine déconfite de la femme choisie qui se voyait danser amusait toujours beaucoup l'audience. Sherl connaissait le numéro par coeur. Elle en avait d'ailleurs été la victime lors de leur première rencontre.

Maintenant, la silhouette qui dansait avec Valgravian devenait pâle, diaphane. L'apprenti mima la surprise puis la tristesse lorsque l'image disparut. Il se lança alors dans une tirade sur mesure pour exprimer son désarroi, planté à côté de sa proie tout en feignant de ne pas la voir. Quand soudain, il fit mine de réaliser qu'elle était de nouveau là. Alors, il invita à nouveau la femme. Cette dernière, rouge jusqu'au bout des oreilles d'être ainsi le centre d'attention de tous depuis plusieurs minutes, n'osa pas refuser une nouvelle fois une danse au bel amuseur. Ceci provoqua les rires de l'assistance et cette nouvelle danse enflamma la clientèle et plusieurs couples se formèrent pour accompagner Valgravian et sa cavalière, cette fois réelle.

Sherl se glissa à une table en attendant la fin du numéro de Valgravian. Celui-ci conclut sa prestation en faisant apparaître deux petits êtres féériques ailés entourés de timides lueurs qui dansaient autour d'eux et qui vinrent apporter à sa cavalière une couronne de fleurs. Si les êtres et les lumières étaient illusoires, la couronne était bien réelle et la femme qui avait été choisie par Valgravian pour animer la fête la porta avec ravissement. Le patron de la Taverne de la Vouivre était lui aussi ravi, voyant ses clients s'amuser et commander boissons et nourriture en abondance, l'âme généreuse éveillée par la bonne humeur de Valgravian.

Lorsque l'amuseur eut enfin terminé, Sherl traversa la foule de clients et de danseurs pour aller jusqu'à lui. Valgravian, avec un geste calculé, leva doucement son visage vers elle, plongea son regard dans le sien.
Sherl lui répondit par un simple sourire, comme si elle était insensible à ses charmes. Aucunement dupe de ce faux air d'ingénue, Valgravian l'invita à venir s'assoir à sa table.
"- Belle Sherl Handress ! Quel plaisir de te voir si près de moi. Comme à chaque fois que je te vois, mon passage à Lindoriel cesse d'être plaisant pour devenir enchanteur.
- Ne te fatigue pas, Valgravian, tu m'as déjà séduite, l'as tu oublié ?", répondit la conseillère royale avec malice.
- Il ne faut jamais cesser de séduire celles qui le méritent", rétorqua l'homme, prenant par la même occasion la main droite de Sherl entre les siennes.
La caresse de Valgravian troubla néanmoins l'Oracle, plus que ce qu'elle avait imaginé.
- Je ne viens pas pour profiter de ta présence, Val. J'ai besoin de voir Kermiac au plus vite.
- Oh ? Vraiment ? Mais l'Archimage souhaite-t-il te voir, toi ?
Sherl répondit doucement.
- Faut-il que Kermiac veuille voir quelqu'un pour être autorisé à le rencontrer ? En ce cas, personne ne lui adressera plus la parole alors puisqu'il est à l'écart de tous.
- Pas tout à fait de tous", répondit l'apprenti.
- J'ai besoin de ton aide, Val. C'est réellement important. Je dois parler à l'Archimage d'un possible problème.
- Crois tu savoir quelque chose qu'il ignore, Oracle ?
- Peut être pas. En fait, j'espère même qu'il n'ignore pas ce problème puisque c'est un conseil, un avis que je viens chercher auprès de lui. S'il ignore ce problème, vers qui me tournerais je ?
- Peut être puis je t'aider ?
Sherl fut surprise par cette suggestion et ne sut quoi répondre. Heureusement, Valgravian ne se méprit pas sur cette réaction et continua.
- Tu me voies trop comme l'amuseur de taverne, comme le séducteur. Tu oublies qui je suis réellement, Sherl. C'est fâcheux pour une Oracle que d'être ainsi piégée par les apparences.
Sherl bredouilla.
- Pardonne moi, Valgravian. Je suis sincèrement désolée d'avoir réagi comme cela.
L'apprenti sourit et caressa le visage de Sherl du dos de sa main.
- Je ne suis pas susceptible. Je cultive cette apparence innocente donc je serai mauvais d'ensuite protester que mes efforts portent leurs fruits.
La tension sur le visage de l'Oracle disparut aussi soudainement qu'elle était apparue.
- Connais tu Sérianne Borthan, Val ?
- La fille de Gehrd ? Oui, je la connais. Assez bien même.
Une nouvelle fois, la surprise se lut sur le visage de Sherl.
- Assez bien ?
- Je me suis glissé parmi ses courtisans durant quelques semaines. Masqué par magie, bien sûr.
Pour appuyer sa déclaration, le visage de Valgravian changea et devint beaucoup plus juvénile, sa chevelure fut soudainement courte et noire, ses yeux furent noisettes. L'apprenti continua son explication.
- Je voulais connaître ce phénomène qu'est Sérianne Borthan. Tout le monde en parlait et vantait sa beauté alors j'ai voulu voir par moi même.
- Et elle ne t'a pas percé à jour avec ses pouvoirs ?
Valgravian se mit à rire tandis qu'il reprenait son apparence.
- Oh, je lui ai fait croire ce que je voulais. Sérianne est une vraie peste, toujours en train de sonder les esprits de son entourage avec insolence. Ce fut un exercice très ardu que de vivre près d'elle sans être démasqué mais mes pouvoirs sont supérieurs aux siens.
- Je suis tout de même impressionnée. J'avais cru que nul ne pouvait se soustraire à la puissance de la sorcellerie de Sérianne.
Valgravian haussa les épaules.
- Sérianne est une sorcière. Moi, je suis un mage. Je manipule le vrai pouvoir. Là où la fille Borthan joue avec la Création par instinct, moi je comprends les mécanismes. Elle est une magnifique artiste intuitive en matière de sorcellerie mais pour moi, la magie est une science.
Sherl jeta un regard sceptique à Valgravian.
- Ne soit tout de même pas trop sûr de toi, Val. Sérianne est très puissante. je l'ai vue à l'oeuvre et c'est pour cela que je veux voir Kermiac.
- Ah oui, Kermiac ! Revenons au sujet de ton inquiétude.
- Le roi Arghil force Sérianne à utiliser ses dons de sorcière pour visualiser le prince héritier. La rumeur le dit blessé et Arghil se comporte de manière puérile en voulant des nouvelles de son fils, quitte à en tuer Sérianne. Lors de ses investigations vers les Hautes Terres, Sérianne a été confrontée à un très puissant esprit dont j'ignorai l'existence jusqu'à présent. D'après la description de la fille de Gehrd, je dirai qu'elle a effleuré l'esprit d'un Deva. Or, le roi n'a toujours pas eu satisfaction. Le destin de son fils lui est toujours inconnu et Sérianne a échoué à le rassurer. Donc Arghil va vouloir que Sérianne projete son esprit dans les Hautes Terres, encore et encore...
- Quitte à ce que le Deva repère et éventuellement tue Sérianne", termina Valgravian.
- C'est cela même. Arghil se fiche totalement du destin de la jeune fille. Je pense même qu'il souhaite sa mort. C'est pour cela que je veux voir l'Archimage. Pour qu'il m'aide à préserver la vie de Sérianne et que je sache si le royaume doit redouter quelque chose qui serait tapi dans les Hautes Terres.
Valgravian bascula en arrière dans sa chaise, pensif. L'Oracle n'osa troubler sa réflexion.
Enfin, l'apprenti regarda Sherl en fronçant des sourcils, avec un air grave qu'elle ne lui connaissait pas.
- Sais tu que tu joues un jeu dangereux, Sherl ?
- De quoi parles tu ?
- Tu laisses ton passé guider ton comportement. Quitte à mettre en danger Tyrande pour cela.
Offusquée, Sherl rétorqua.
- Pourquoi te permets tu cette accusation ?
- Je connais ta vie, Sherl Handress. Mieux que tu ne l'imagines. Être apprenti de l'Archimage de Tyrande, destiné à lui succéder n'est pas juste limité à l'apprentissage des sortilèges. C'est aussi être en éveil, à l'écoute des habitants du royaume. C'est pour cela que je fait le fanfaron ici : pour apprendre. Et j'ai aussi appris la vie des familles importantes de Tyrande, des familles princières mais aussi de ces familles serviables qui oeuvrent dans l'ombre de la noblesse... comme les Handress. Heureusement, pour l'instant, ton comportement n'a pas de conséquences fâcheuses pour le royaume ou plutôt aucune que je suspecte. Tu as encouragé Sérianne à dissimuler la vérité au roi. Toi même, tu lui a caché ce que tu sais. Ce n'est pas ce qu'un Oracle doit faire. Ce n'est pas à toi de décider ce que le roi doit savoir ou non. Tu n'as pas ce pouvoir sinon ce serait toi le roi. Ce que je crois, c'est que ta fille te hante encore... Shalintah, c'est son nom n'est ce pas ?
Sherl grimaça.
- C'est son nom, oui.
- Et Shalintah, dont tu pleures la perte depuis tant d'années, se trouve justement avoir des points communs avec ce qui te préoccupe. Elle a le même âge que Sérianne, je crois même qu'elle doit lui ressembler quelque peu mais elle vit loin de toi, dans les Hautes Terres justement... Je crois donc que tu cherches à protéger Sérianne, à lui éviter un sinistre sort parce que tu n'as pas su éviter celui de ta propre fille. Je crois que tu cherches à te racheter à travers Sérianne.
- Malgré toute tes connaissances, il y a malgré tout encore un secret que tu n'as pas découvert", dit Sherl d'un ton acide.
- Oh, tout est affaire de patience et d'écoute... Prends bien conscience tu fais tout cela quitte à en payer les conséquences toi même en omettant de renseigner le roi. Brave Sherl, prête à se sacrifier pour Sérianne parce que tu n'as pas eu la force de te sacrifier pour Shalintah. Toutefois, ce n'est pas ce que l'on attend de l'Oracle Royal. Cacher une vérité au roi parce que tu veux protéger Sérianne peut engendrer de graves conséquences. En cela, tu as commis une faute.
- Je ne t'accorde pas le droit de me juger. J'occupe ce poste depuis longtemps maintenant, j'ai servi le père du roi Arghil et je pense savoir ce que je fais.
Valgravian ricana méchamment.
- Cela ne change rien à la vérité. Je crois que le royaume devrait se trouver un nouvel Oracle Royal.
- Cessons cette conversation inutile. Amène moi à l'Archimage. C'est à lui que je veux parler, pas à son apprenti.
- Encore prisonnière des apparences, Sherl ? Quel manque d'intuition, de connaissances, de clairvoyance. Veux tu que je te fasse une démonstration de mes pouvoirs pour que tu m'accordes du crédit ? Faut-il que je noie la salle de la taverne sous un torrent de flammes pour que tu apprennes à écouter ?
- C'est inutile, Valgravian. Ce genre de démonstration n'est qu'apparence, un domaine où tu es maître. Tu me reproches de te sous estimer à cause de ton apparence, de ton statut et tu proposes un tour d'illusionniste de foire comme preuve ?
Valgravian aquiesça.
- Tu as raison d'un certain point de vue... Néanmoins, permet moi de te préciser que rencontrer Kermiac ne t'aidera absolument pas.
- Tu crois connaître son avis par avance ?
- Oui. Il n'en aura pas parce qu'il ne te comprendra pas.
Sherl Handress resta silencieuse, génée que se confirme ce qu'elle redoutait. Valgravian compléta son explication.
- Comme d'autres Archimages avant lui, Kermiac est totalement hors du monde des hommes. Il ne peut plus communiquer avec toi, Sherl. Cela lui est impossible. Être Archimage, c'est explorer les mystères magiques du royaume. Pour cela, il faut apprendre à communiquer sur un nouveau plan, savoir lire les messages des montagnes, du vent et de l'océan. Kermiac voit des choses que seuls les plus puissants mages peuvent voir. Son âme vibre à l'unisson avec celle du pays, son esprit est ouvert aux chants de la terre. Mais pour ateindre cet état de perception, il lui aura coûté le dialogue avec les mortels. Il a perdu le sens de l'identité, de l'individu. Toute sa perception est réduite au rôle de chacun, au maintien des mécanismes magiques et naturels de Tyrande mais plus à la personne, à l'individu, ce qui ne signifie plus rien pour lui. Je ne suis pas, pour Kermiac, son apprenti Valgravian mais je suis une force qui le seconde dans sa tâche, qui croît à ses côtés et dont il sait qu'il devra un jour lui céder la place. Comment pourrait il se passionner pour la futile et courte vie de Sérianne Borthan alors qu'il maîtrise des forces démesurées, qu'il canalise la vie du royaume, que sans lui il n'y aurait peut être plus de printemps l'année prochaine ? Comment penses tu intéresser cet être qui n'est plus mortel, qui est désormais aussi magique et surnaturel qu'une licorne avec le destin, aussi tragique soit il, d'une gamine de la noblesse ?
- D'accord, il ne s'intéresse plus aux hommes. Mais je dois savoir ce qui se terre dans le nord, quel est cet être puissant qui a effrayé Sérianne ?
- Tu te mens à toi même, Sherl. Et tu entretiens ce mensonge auprès de moi pour te conforter. Comment est il possible que l'Oracle du roi, celle qui parle avec la Déesse, ne dispose pas des capacités intrinsèques pour découvrir la vérité ? Non, Sherl, ce que tu veux, ce n'est pas un avis. Tu as peur de ne pas être à la hauteur et que Sérianne en meure.
- Est ce terrible que de vouloir préserver une vie ? C'est cela que de vouloir être le futur Archimage ? Être tellement baigné par son propre rôle que l'on regarde avec mépris la moindre vie au nom d'un bien commun plus majestueux ? A quoi sert Kermiac ? A quoi sers tu toi même si vous ne pouvez éviter la mort d'une jeune fille, aussi inutile pour vos grands projets soit elle ? J'entends un donneur de leçon qui me reproche de vouloir protéger une femme. A partir de combien de morts toi et Kermiac agirez vous ? Combien de vies doivent être menacées pour que l'on passe du destin tragique d'une gamine à la menace contre le royaume et vous voir revenir parmi le monde des humains ?
- Tu ne réalises pas l'enjeu de notre existence, Sherl.
- Tu crois ? Je sais l'importance de l'Archimage dans l'équilibre mystique de Tyrande. Mais quelle utilité pour le printemps de venir l'année prochaine si tout le monde est mort ? La finalité de votre existence, de votre rôle, est elle d'assurer de bonnes moissons ou que les fermiers qui vont moissonner soient encore en vie ? Sérianne n'est qu'une gamine sans importance pour toi. Mais dirais tu la même chose si le prince Ruormad risquait la mort ? J'en doute. Je crois que dans ce cas, tu invoquerais l'équilibre, le bien du royaume et de la couronne et que tu agirais. Ce que tu me reproches, c'est de m'intéresser au destin de mes semblables, à celui de Sérianne, toi qui est prêt à la laisser mourir parce que tu n'estimes pas sa vie assez importante. Tu fais le pitre dans une salle de taverne et tu en fais une interprétation métaphysique. A t'entendre, jouer avec les femmes lors de ces fêtes est plus important pour le royaume que sauver la fille d'un duc et à lui éviter la mort.
Sherl, rouge d'indignation, se leva alors et dit d'une voix méchante.
- Reste donc avec les soudards et les filles de joie, Valgravian. J'ai commis une erreur en venant te trouver. Kermiac a au moins une excuse car je te crois lorsque tu dis qu'il est hors de notre réalité et je le craignais déjà avant de te voir ce soir. Mais toi, tu as déjà sacrifié ton humanité, tu t'en est débarassé comme on jette un vieux manteau et tu en es fier. Kermiac est inhumain par conséquence de son rôle, toi tu l'es par choix personnel. Je préfère être cette Oracle imparfaite et sensible qu'un apprenti qui se soucie du vol des papillons et ne remarque pas les morts autour de lui. Tu es méprisable. Je me débrouillerai seule.
La conseillère du roi fouilla dans sa bourse suspendue à sa ceinture, sortit une pièce d'argent et la jeta sur la table devant Valgravian.
- Voilà ton salaire, amuseur, le spectacle fut divertissant. Maintenant, je pars et je te laisse aux grands mystères cosmiques qui te préoccupent. D'ailleurs, je crois que le patron vient de faire signe aux ménestrels d'entamer un nouveau tour de danse, tu vas donc pouvoir continuer ton apprentissage d'Archimage..."
Sherl Handress sortit, furieuse, de la taverne de la Vouivre. Elle n'eut aucun mot pour ses gardes qui avaient attendu patiemment à l'extérieur et repris le chemin de la citadelle. Les deux hommes qui l'accompagnaient ne remarquèrent pas les larmes qui roulaient sur ses joues.